Tunisie : L’UGTT nominée pour le prix Nobel de la paix

En reconnaissance du passé du syndicat et du rôle majeur qu’il a joué pour éviter la guerre civile en Tunisie, quatre universités tunisiennes ont nominé pour le prix Nobel de la paix, l’Union générale tunisienne du travail (UGTT), la célèbre centrale syndicale nationale, pour l’ensemble de son action depuis sa fondation en 1946. La majorité des membres de l’UGTT sont des syndicats affiliés à l’Internationale des services publics.

Les universités qui ont proposé la nomination ont souligné l’intervention méconnue – mais cruciale – de l’UGTT, quand en 2013, elle a conduit une médiation pour permettre au pays de sortir de l’impasse, durant une grave crise politique en Tunisie.

Nasri Zouhaier, Secrétaire général de la Fédération Nationale de la Santé qui compte 30 000 membres, insiste sur l’importance de la neutralité politique de l’UGTT : « À l’heure actuelle, c’est l’organisation la plus bénéfique pour la Tunisie. L’UGTT est très importante dans la société civile. » 

D’habiles négociateurs

Concernant la crise dans laquelle l’UGTT a tenu un rôle si capital : après la révolution tunisienne de janvier 2011, des élections ont eu lieu au mois d’octobre suivant. Ennahda, le parti de l’Islam politique, a formé un nouveau gouvernement de coalition avec deux autres petits partis. Le gouvernement constitué à l’issue de ces élections devait être provisoire jusqu’à l’instauration d’une nouvelle constitution et l’organisation de nouvelles élections.

Cependant, en 2013, l’Assemblée nationale constituante (ANC), en raison de sa profonde division, n’est pas parvenue à s’entendre sur le texte d’une constitution et les élections n’ont pas eu lieu. Il a été reproché au gouvernement Ennahda de s’accrocher au pouvoir et d’être incapable de lutter contre le terrorisme. En février 2013, Chokri Belaid, homme politique de gauche, est assassiné devant son domicile. Puis, en juillet, une seconde personnalité de gauche, Mohamed Brahmi subit le même sort – lui aussi abattu devant son domicile. Tous deux avaient émis des critiques à l’encontre d’Ennahda – le plus souvent tenu responsable des assassinats.

Plus de 60 députés de l’ANC se sont « mis en grève » devant le bâtiment de l’ANC, pour s’opposer à la violence politique et dénoncer l’assassinat de M. Brahmi. Des manifestations publiques de masse ont appelé à la démission du gouvernement. En réponse, le gouvernement Ennahda a mobilisé ses soutiens. La nouvelle démocratie tunisienne était remise en cause.

Le 6 août 2013, Mustapha Ben Jaafar, le Président de l’ANC, suspend les sessions parlementaires. Il demande alors à l’UGTT de se poser en médiateur neutre entre les partis politiques opposés.  

Pourquoi l’UGTT ?

Mohamed Boukhari, Secrétaire général adjoint de la Fédération générale de l’électricité et du gaz, a expliqué que l’UGTT a toujours entretenu de solides contacts avec tous les secteurs de la société civile tunisienne.  Les organisations de la société civile ont étroitement collaboré avec l’UGTT avant et après la révolution, car les groupes « qui avaient un problème avec le gouvernement venaient rencontrer l’UGTT afin de trouver une solution ».

Dans le cadre de cette collaboration avec la société civile, l’UGTT a réuni l’UTICA (l’association des employeurs), l’Ordre des avocats et la Ligue tunisienne des droits de l’Homme afin d’identifier une solution. En septembre, le quatuor, sous la conduite de l’UGTT, a négocié une feuille de route en vue d’un dialogue national destiné à résoudre la crise.

Le 9 janvier 2014, le Premier ministre et le gouvernement cèdent le pouvoir à un nouveau gouvernement constitué de technocrates indépendants. Le 23 janvier 2014, le parlement tunisien adopte la nouvelle constitution. De nouvelles élections devraient se tenir fin 2014. L’UGTT a sauvé la Tunisie de la guerre civile.  

Alors qu’une nouvelle constitution entrait en vigueur, François Hollande, le Président français, à l’occasion d’un discours prononcé devant le parlement tunisien le 7 février 2014, a rendu hommage à l’UGTT – l’organisation syndicale dont le principal dirigeant avait été assassiné par les Français, 62 ans plus tôt.

Histoire de l’UGTT

Farhat Hached, fondateur et premier Secrétaire général de l’UGTT pendant la lutte pour l’indépendance contre les colonialistes français, a été assassiné par les Français en 1952. Quatre ans plus tard, en 1956, la Tunisie accédait à l’indépendance.

En 1978, des centaines de syndicalistes furent arrêtés et emprisonnés par Habib Bourguiba, le leader indépendantiste tunisien et premier Président de la Tunisie (de 1957 à 1987), alors que l’UGTT  avait appelé à une grève générale contre les hausses des prix et les politiques néolibérales. En 1985, dans le sillage des émeutes consécutives à l’augmentation du prix du pain, l’UGTT fut une nouvelle fois réprimée par le gouvernement. En 2008, les militants de l’UGTT étaient à l’avant-garde de la première grande révolte initiée dans le bassin minier tunisien contre le dictateur Zine El Abidine Ben Ali. En janvier 2011, les militants de base de l’UGTT ont soutenu et mené la révolution tunisienne qui a donné naissance au « Printemps arabe ».  

Anouar Ben Kaddour, membre du Comité exécutif de l’UGTT, a estimé l’effectif total à 700 000 adhérents dont 380 000 dans le secteur public, au sein de 70 syndicats implantés dans différents secteurs de l’économie.  Il a souligné que cette nomination au prix Nobel de la paix était « un honneur pour tous les syndicalistes ».
À propos de la nomination au Nobel, Nasri Zouhaier a déclaré : « Nous sommes très heureux. Sincèrement. »  Il a ensuite ajouté fièrement : « L’UGTT continue de travailler sur des dossiers importants : la pauvreté, les droits des jeunes et des femmes... »  

La décision du Comité du prix Nobel de la paix sera rendue en octobre 2014. Dans l’intervalle, fidèle à la longue tradition de luttes du peuple tunisien, l’UGTT poursuit son combat pour la justice au profit des travailleurs et des travailleuses.

Le travail continue

De nombreuses préoccupations agitent l’UGTT en ce moment. Mohamed Boukhari explique que le syndicat (qui représente les travailleurs et travailleuses du secteur public de l’électricité et du gaz) n’a mené aucune grève depuis la révolution. En dépit des nombreuses revendications des membres, l’UGTT a déclaré : « le moment est mal choisi, nous devons encore attendre car (la Tunisie) a besoin d’argent dès à présent. Des gens ont besoin d’argent, notamment les pauvres et ceux qui n’ont pas de travail... il y a des priorités. »  

Mais Boukhari et ses collègues se rendent compte qu’ils ne pourront éternellement appeler à la modération. L’UGTT – comme toutes les organisations syndicales – doit trouver l’équilibre entre les nécessaires négociations avec le pouvoir et la satisfaction des revendications des militants de la base. L’UGTT somme le gouvernement de prendre des mesures sur la hausse des prix, le gel des salaires et le chômage persistant, notamment chez les jeunes.

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Rapport pour l'Internationale des Services Public de Tim Baster et Isabelle Merminod