Lettre ouverte de l'Équateur au monde

L’ISP en Équateur a issu deux autres déclarations sur la situation du secteur public et ses travailleurs/euses suite à la déclaration d’urgence sanitaire dans le pays à cause du COVID-19: la première le 13 mars sur les mesures économiques décrétées par le Gouvernement, et la deuxième le 3 avril sur la situation des travailleurs/euses en première ligne des soins d’urgence.

Depuis plus de trois décennies continues de politiques néolibérales et “post”-néolibérales en Équateur, il est devenu clair que l’Etat et ses ressources sont contrôlés par le capital national et transnational. L’urgence sanitaire du COVID-19 nous a démontré que les biens et les services publics sont les seules sources matérielles qui peuvent nous soutenir dans une crise. Aucun processus de privatisation, qu’il soit déguisé comme sous-traitance de services, concession, monétarisation ou alliance publique-privée, ne pourra apporter des solutions à la vie des communautés les plus pauvres et à la situation de vulnérabilité de notre pays.

La privatisation, dans toutes ses formes, apporte la corruption; ce sont des âmes sœurs, des complices. La corruption existe en Équateur et continue à agir à travers l’accumulation de capital par des élites locales de pouvoir qui traditionnellement ont contrôlé l’Etat, et agissent en tant qu’intermédiaires entre l’Etat et le secteur privé, en facilitant la privatisation et en démantelant le secteur public. Ce développement a pris une force exorbitante au cours de la dernière décennie lorsque le revenu étatique a connu la plus grande aubaine de son histoire, basée sur les formidables prix mondiaux des matières premières et la réaffirmation de l’Équateur au niveau international comme un pays centré sur l’industrie extractive ; cette aubaine a enrichi le capital local et transnational et a rempli les poches des principaux fonctionnaires des régimes d’Alianza País moyennant divers mécanismes de corruption, dont certains sont maintenant ventilés dans les salles d’audience, et d’autres restent impunis; et dont les responsables se trouvent soit dans notre pays soit à l’étranger. Les cas d’impunité ont montré des signes d’espoir dans la justice ; cependant les crises politiques et maintenant l’urgence du COVID-19 les ont interrompus et ils ont été pris en otages par les élites au pouvoir et la fausse rhétorique de l’anti-corruption des “nouveaux” intermédiaires de l’Etat associés aux vieux partis de la droite récalcitrante.

Guayaquil et tout l’Équateur ont été victimes de cette situation aigue de démantèlement du secteur public par les gouvernements nationaux et locaux populistes de tous les courants politico-partisans qui se sont succédé au cours des périodes néolibérales et “post”-néolibérales mentionnées. Le démantèlement du secteur public s’accompagne d’une élimination sélective du syndicalisme public moyennant la cooptation, la division et la décapitation, ce qui a réussi à neutraliser les voix des travailleuses et des travailleurs, qui dans le passé avaient remporté d’importantes victoires contre la privatisation avec le soutien du grand public.

Le cas de la Santé et de ses services publics révèle ce paradoxe dans l´Équateur d´aujourd´hui !

Privatisation: En 2008 la Constitution de Montecristi déclare que l´accès à la santé est un droit fondamental, sans aucune mention de sa propriété publique, ouvrant ainsi la voie au transfert vers le secteur privé des soins de santé, dû à la saturation et au manque de capacité du système public. A partir de là, les budgets de la santé publique et de la sécurité sociale atterrissaient dans les poches des services de santé privés moyennant le transfert des services; et on a mis en marche un processus appelé “centralisation” du système de santé qui a démantelé la capacité publique de soins spécialisés ; en particulier à Guayaquil où la conséquence en est la fermeture [1] de l’Hôpital pneumologue Alfredo J. Valenzuela et de l’Institut national d’Hygiène Leopoldo Izquieta Pérez ; le premier ayant la compétence des maladies respiratoires et le deuxième celle du secteur épidémiologique. Ces compétences sont assumées par l’Institut national de Santé publique et de Recherches (INSPI), sous le modèle du super Etat [2] avec des compétences accrues et un méga appareil au niveau central, comme le meilleur partenaire du capital. Simultanément s’est initié un processus sous-terrain de vente des actifs de l’Institut Equatorien de Sécurité Sociale - IESS, un des facteurs clé ayant provoqué la plus grande crise de la sécurité sociale équatorienne qu’on observe aujourd’hui en 2020.

Démantèlement syndical/professionnel et licenciements: en 2008 débute une croisade pour affaiblir les organisations syndicales et professionnelles dans le secteur de la santé, lorsque le Tribunal constitutionnel déclare inconstitutionnelle l’affiliation obligatoire aux syndicats professionnels[3], provoquant ainsi un haut niveau de perte de membres et de ressources financières des collèges professionnels et des fédérations de médecins, infirmier/ères, obstetricien-ne-s et d’autres professions médicales. La même année, le Mandat Constituant 8 introduit la révision unilatérale des contrats collectifs dans le secteur public. Un des premiers contrats révisés est celui de l’Organisation syndicale unique nationale des Travailleurs du Ministère de la Santé - OSUMTRANSA, ce qui a provoqué pratiquement la perte des droits syndicaux dans une des organisations nationales plus fortes du secteur public. L’année 2011 marque le début de la décapitation du personnel de la santé avec l’achat de démissions obligatoires à travers le Décret exécutif 813, lequel a séparé environ 2.000 personnes du personnel professionnel et opératif du secteur santé, rien que cette année-là[4]; cette mesure a également influencé la séparation de 184 médecins spécialistes, dont les places de travail spécialisées n’ont jamais été remplacées, par exemple en pneumologie. Le processus de sortie du personnel continue jusqu’à aujourd’hui, ce qui implique aussi un obstacle permanent au travail formel dans le secteur public ; et, pour couronner le tout, en 2019, sur la base de la Déclaration d’ajustement fiscal et de réduction de l’Etat, 2.512 travailleurs/euses du secteur santé ont été licencié-e-s, ayant été employé-e-es en conditions de précarité durant toutes ces années, dont 900 dans la Zone 8 (Guayaquil, Durán et Samborondón). Parallèlement à ce processus qui a neutralisé la capacité collective d’action, la force, l’indépendance et l’autonomie des organisations syndicales, un nouveau Code organique intégral pénal-COIP est adopté qui depuis 2014 focalise la discussion sur le thème de la pénalisation de la mauvaise pratique professionnelle, laquelle a eu une incidence majeure sur les professionnels du secteur de la santé.

Sous-financement, soumission aux organes multilatéraux de crédit et perte de souveraineté: les mesures utilisées dans les données actuellement disponibles sur le pourcentage du budget étatique destiné à la santé rendent l’analyse comparative très fragile. En 2011 on dit que le pourcentage pour ce secteur était de 6,8%; tandis qu’en 2018 on dit que le montant sera supérieur au paiement des services sur la dette externe, laquelle s’élevait à 6.459 millions de dollars; en 2019 le 0,5% du PIB est destiné à la santé; et, en 2020, plus exactement le 10 mars, on annonce que les mesures de coupure des dépenses publiques – qui étaient dues à la crise économique internationale, provoquée par la chute du prix du pétrole, laquelle est due à l’urgence mondiale provoquée par le COVID-19 – n’affecteront en rien le secteur de la santé. Le 21 mars la Ministre de la Santé démissionne, en dénonçant que sa gestion n’a pas eu les ressources économiques nécessaires pour faire face à l’urgence sanitaire du COVID-19 – ce qui est démenti par le Ministre de l’Economie qui annonce le 24 mars que le gouvernement paiera le solde restant des 324 millions de dollars correspondant aux obligations de la dette extérieure afin de maintenir l’accès aux sources de financement. A la fois il annonce qu’il y aura de nouveaux financements s’élevant à 2.000 millions de dollars : 500 millions du Fonds monétaire international et 500 millions de chacun de trois autres organes multilatéraux : la Banque interaméricaine de développement, la Banque mondiale et la Banque de développement d’Amérique latine. A ceci faut-il encore ajouter 1.000 millions de dette bilatérale envers la Chine. On estime que la crise du COVID-19 en Équateur pourrait avoir comme effet une décroissance de son économie d’entre 3,6 et 6% en 2020.

Corruption: on estime qu´environ 35 000 million de dollars ont été perdus par l’Équateur à cause de la corruption institutionnalisée pendant la décennie de gouvernement de Rafael Correa ; son vice-président Jorge Glass est maintenant en prison, et plusieurs autres personnages de son gouvernement ont trouvé asile politique à l’étranger. Le 10 février a commencé le premier procès où Rafael Correa est directement lié à une affaire de pots de vins en échange de marchés publics; c’est le cas dénommé Arroz Verde (‘Riz Vert’). Le prochain mardi 7 avril aura lieu la lecture du jugement de première instance de ce procès. Les personnes impliquées et leurs alliés politiques au niveau national et international ont mené une forte campagne de déstabilisation politique afin de gagner des avantages politiques. Ces derniers jours cette bataille s’est centrée sur l’exacerbation de la crise vécue à Guayaquil par l’urgence du COVID-19. Mais les choses se compliquent, maintenant un autre scandale de corruption fleurit, ni plus ni moins que dans la Sécurité sociale, à propos de l’acquisition de fourniture et d’appareils médicaux pour un montant de US $10.017.754,50 pour faire face à l’urgence déclenchée par le COVID-19, y compris des respirateurs N95 et d’autres appareils à des prix exorbitants, procédé qui a été arrêté. Cependant, le Bureau du Défenseur du Peuple a dénoncé deux autres procédés irréguliers de l’IESS associés à des investissements de fonds publics pour faire face à l’urgence sanitaire.

Désinformation, contrôle autoritaire, “fake news” et évidences d’une situation de crise: le Comité d’Opérations d’Urgence COE, établi en 2016 suite au tremblement de terre dans la province de Manabí, a été désigné responsable de la direction de l’urgence sanitaire face au COVID-19, à partir du 11 mars 2020, date de la déclaration d’urgence. Une de ses responsabilités a été de fournir des chiffres officiels sur la situation au niveau national, y compris des cas vérifiés de COVID-19, des cas suspects, des décès, des cas éliminés et des cas récupérés, désagrégés par province. Il a été rendu public que le premier cas de COVID-19 est arrivé à Guayaquil le 14 février et qu’il a été diagnostiqué positif le 27 du même mois; depuis lors, la courbe d’infections à Guayaquil n’a arrêté d’escalader jusqu’au 4 avril 2020, avec 2.402 cas positifs selon les chiffres officiels, soit 69,3% des cas d tout le pays ; 6.165 tests ont été effectués rien que dans cette ville. Depuis le 19 mars plusieurs nouvelles commencent à circuler à travers les réseaux sociaux et certains médias, surtout des plaintes de la part du personnel de santé concernant le manque d’équipement de protection pour s’occuper des cas infectés ; ces travailleurs et travailleuses ont dû faire face à des mesures autoritaires visant à leur faire taire pour éliminer les plaintes. En fait celles-ci mettaient en évidence que la capacité de réponse à la pandémie ne correspondait pas à la version officielle. En parallèle on commence à douter des statistiques officielles; à Guayaquil, les évidences montrent un scénario distinct à celui présenté par ces chiffres : la saturation du système public de santé, le nombre trop bas des décès, leurs causes (COVID-19 ou autres) et les processus d’enterrement déficients. A partir du 1er avril on assiste à une rafale informative aux niveaux national et international pour alerter le monde à propos de la crise à Guayaquil. Il y a des reportages au niveau international de la BBC de Londres; le Tiempo de Colombie, TELESUR, RPP Noticias, France 24, Perú 21, RT, El Mundo, Agencia EFE, ALETEIA, entre autres qui font état de la situation et concentre l’attention sur Guayaquil. Dans cette situation, le gouvernement national a fourni deux réponses ; la première, pour dénoncer des plans de complot et de déstabilisation, et la deuxième, l’acceptation du fait qu’il y avait un sous-enregistrement des chiffres dans l’information officielle.

Le pays est au bord de l’effondrement. Depuis des décennies on voyaitcomment le rôle de l’Etat et les politiques publiques fonctionnaient au détriment des citoyen-ne-s les plus vulnérables. Le populisme a été renforcé en tant que système politique par tous les courants partisans qui ont gouverné pour favoriser l’accumulation du capital. Les syndicats ont été affaiblis et les travailleurs/euses publics ont été laissés sans protection et neutralisés à tel point qu’ils n’arrivent plus à faire entendre leur voix. Le système public de santé nous fait maintenant payer la facture, et chaque décès témoigne des conditions désastreuses qui nous entourent.

Notre objectif et notre action est de lutter sans cesse pour:

¡Défendre la vie et les services publics, arrêter la privatisation et la corruption en Équateur!

Consolider l’unité de classe dans ce combat !

Avril 2020

Le COVID-19 ne nous tuera pas, ne nous détendra pas, ne nous neutralisera pas!

Pour la défense des biens et des services publics et de leurs travailleuses et travailleurs !

*

CONASEP-FETMYP-FENOGOPRE-CEEM-ASOUASB-ANTAPS-FENAJE

(SYNDICATS ET ASSOCIATIONS DU SECTEUR PUBLIC, AFFILIES A L’INTERNATIONALE DES SERVICES PUBLICS EN EQUATEUR)

ET L’ORGANISATION FRATERNELL ASODESP-813



[1] Les sites web avec des nouvelles sur l’élimination de ces institutions de santé en 2011 ont été éliminés, par exemple le portal http://www.ecuadorinmediato.com/index.php?module=Noticias&func=news_user_view&id=180750 et le www.investigacionsalud.gob.ec

[2] Dans l'imaginaire, un État fort, avec un appareil croissant et privatisé, apparaît comme impossible. Mais tel est le projet politico-économique mis en œuvre en Équateur dans la décennie du soi-disant socialisme du XXIe siècle, où l'État est devenu le meilleur allié du capital.

[3] Il est surprenant que le link Ecuador Inmediato ne soit plus disponible aujourd’hui, le 4 avril, malgré plusieurs tentatives: http://www.ecuadorinmediato.com/index.php?module=Noticias&func=news_user_view&id=78168&umt=declarada_inconstitucional_afiliacion_obligatoria_a_camaras_y_colegios_profesionales

[4] Il n’y a pas de chiffres officiels publics sur le nombre de licenciements dans le secteur public, surtout dans le secteur de santé, à cause de la mise en œuvre du Décret 813 depuis 2011 jusqu’à maintenant - étant donné que cette règle de démission obligatoire continue à être appliquée – malgré les déclarations contraires des autorités actuelles. Il faut noter que les licenciements en vertu de ce Décret ont eu lieu non seulement dans le secteur de santé mais dans l’ensemble de l’administration publique, centrale, provinciale, municipale, aussi bien que dans les autres secteurs étatiques tel que le judiciaire.