Dépatriarcaliser l'Etat : vers des services publics qui transforment les relations de genre

Verónica Montúfar, chargée des questions d’égalité au sein de l’Internationale des Services Publics (ISP), analyse les contributions de l’étude « Services publics de base, évasion et fraude fiscales 2006-2016 : impact sur les femmes et les filles. Le cas du Pérou » au débat sur le genre de cette organisation syndicale mondiale.

Par Verónica Montúfar*

L’étude "Servicios públicos básicos, evasión y elusión tributaria 2006-2016: impacto en las mujeres y niñas. El caso del Perú" (Services publics essentiels, évasion et fraude fiscales 2006-2016 : impact sur les femmes et les filles. Le cas du Pérou), réalisée par l’ISP dans ce pays andin et rendue publique le 23 juin lors de la Journée mondiale des services publics, montre qu’il existe, entre fiscalité, investissement public et égalité des genres, une relation nécessaire sans lien ni réciprocité.

L’étude dépasse les frontières nationales. Elle invite à analyser de manière plus poussée ces relations et à établir une position à partir de laquelle l’ISP peut envisager ces trois domaines du point de vue du genre.

Il convient dans un premier temps de situer ces trois domaines de manière indépendante :

La fiscalité : 

L’analyse de l’évasion et de la fraude réalisée dans cette étude, dans des délais certes courts, mais suffisants pour la démonstration et malgré une méthodologie visant à quantifier l’unification de l’évasion et de la fraude en un seul paramètre de mesure, révèle que si l’Etat péruvien avait atteint une efficacité fiscale, il aurait pu apporter 43,7 % de ressources de plus à l’investissement public. Néanmoins, au-delà d’une vision technique comme c’est ici le cas, le concept d’efficacité fiscale suppose une dimension et une intervention politiques.

L’investissement public :

L’étude présente également un ensemble de données chiffrées montrant que l’investissement public péruvien a augmenté au cours de la décennie en question. Cette croissance est due à une augmentation progressive des recettes fiscales ainsi qu’à l’entrée de l’Amérique latine dans un nouvel ordre économique qui s’inscrit dans le « consensus des matières premières » et qui découle d’une nouvelle division internationale du travail caractérisée par un modèle néo-extractiviste fort, des activités capitalistiques ainsi qu’une forte concentration économique dans les grandes multinationales, ce qui limite clairement l’action de l’Etat national. Indépendamment de la tendance des gouvernements successifs, tous se sont appuyés sur le paradigme extractiviste.

En parallèle, l’étude analyse comment, à partir de l’intégration d’une politique de gestion budgétaire basée sur la performance, l’Etat péruvien a augmenté la capacité de l’investissement public. Cette augmentation qui, en termes quantitatifs, a vu le budget national multiplié par trois, a permis davantage d’interventions dans différents secteurs des services publics stratégiques pour les femmes et les filles.

L’égalité des genres :

L’étude introduit l’analyse de plusieurs inégalités persistantes entre les hommes et les femmes au Pérou, telles que celles liées au temps, à la langue maternelle, aux revenus, à la grossesse chez les adolescentes, à la violence et à l’éducation. Elle croise dans ces inégalités la variable du secteur géographique, aussi bien à l’échelle urbaine et rurale, que des pôles de développement économique. De la même manière, elle établit une distinction en termes de portée des différentes conceptions qui traversent la pensée de la politique publique et la décision d’investir. D’une part, elle indique une tendance spécifique en faveur des filles et des femmes, associée à une vision de l’accès au développement et, d’autre part, une tendance affirmative, avec un regard tourné vers des changements plus structurels.


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En croisant les domaines et en les mettant en relation, le constat suivant apparaît :

Bien que l’inefficacité fiscale ait été démontrée en raison du fort taux d’évasion et de fraude – qui devient invisible en brouillant les responsabilités – et malgré l’augmentation progressive et croissante des recettes fiscales, le budget public bénéficie d’une autonomie relative en raison des revenus internes liés à l'essor des matières premières. C’est ainsi qu’il a pu croître pendant toute la décennie observée.

L’augmentation du budget et le montant alloué à l’investissement public ont un impact majeur sur l’accroissement des ressources, par exemple pour le SIS (assurance maladie intégrale), ainsi que pour la mise en place d’avantages fiscaux destinés aux populations vulnérables associées au SIS, notamment les femmes.  Cet investissement peut être classé dans les coûts généraux (ceux que l’étude qualifie comme neutres) ou dans la rubrique des coûts spécifiques (ceux dont l’approche a pour but de pallier les inégalités systématiques qui touchent les femmes et les filles).

C’est précisément dans cette dimension d’inégalité systématique qu’intervient le principal questionnement que pose l’étude.  Comment les politiques publiques, qui ne sont pas neutres, peuvent-elles transformer les relations d’inégalité entre les hommes et les femmes, y remédier ou les perpétuer ?

Deux variables sont ici analysées : les services de garde et la grossesse chez les adolescentes.

En raison de la division sexuelle du travail, la garde des enfants, c’est-à-dire le travail de reproduction de la vie matérielle et spirituelle, repose essentiellement sur les femmes. Elle leur est largement attribuée comme faisant partie intégrante de leur rôle naturel. Ce travail, qui n’est pas naturel, est issu d’une construction liée à l’histoire, et sa redistribution entre les femmes, les hommes et l’Etat contribuerait à transformer les relations de genre. Toutefois, l’étude indique qu’au Pérou, les services de garde représentaient le poste le moins bien doté du budget public au cours de cette décennie, et ont même parfois été supprimés.

En ce qui concerne la grossesse chez les adolescentes, l’étude montre une augmentation systématique du nombre de jeunes filles enceintes au cours de la décennie. Elle croise même la variable entre secteur urbain et rural, ainsi que celle des pôles de développement économique, faisant ainsi observer une prévalence plus forte dans les secteurs ruraux et les zones où le développement économique est moins important. Ce fait permet d’affirmer que la politique publique, et ses résultats en matière de renforcement des services publics ainsi que la façon dont ils prennent forme, n’est pas neutre. Elle est profondément marquée par des positions ou des courants politiques et idéologiques sources de conflits entre les forces sociales capables de prévaloir dans l’hégémonie du contrôle de l’Etat, un contrôle pas uniquement théorique, mais bien réel.

Cela permet de comprendre pourquoi le Pérou a connu, au cours de la décennie à l’étude, non seulement une intensification de l’exploitation des ressources naturelles par le biais de l’extractivisme, mais aussi une intensification de l’évasion et de la fraude fiscales en faveur des entreprises d’extraction, ainsi qu’une intensification de l’exploitation du travail et du corps des femmes.

Dépatriarcaliser l’Etat : vers des services publics qui transforment les relations de genre

L’investissement dans des services publics de qualité est un élément clé pour inverser les inégalités de genre, mais ce n’est pas suffisant. Une vision transformatrice des relations de genre est nécessaire pour considérer de manière égale les besoins stratégiques des femmes et des hommes, et contribuer à ce que les femmes, en particulier, puissent bénéficier d’une base matérielle pour exercer leurs droits. 

Les services publics responsables du genre jouent un rôle essentiel dans la déconstruction de la division sexuelle historique du travail. Cela implique la redistribution du travail non rémunéré tel que la garde des enfants entre les hommes, les femmes et l’Etat. Les femmes, mais aussi les hommes, ne seront libéré(e)s de la « garde » que si l’Etat assure les services publics de base.

Cela suppose une lutte pour l’accès universel aux services de base (santé, éducation, eau, énergie, garde, transport et protection sociale) qui apportent aux femmes un soutien structurel leur permettant de construire leur autonomie économique, politique et sociale.

Cela suppose une lutte en faveur de l’élimination des formes et contenus patriarcaux sur lesquels ces services sont pensés, organisés et fournis.


* Verónica Montúfar est chargée des questions d'égalité à l'Internationale des Services Publics (ISP).