Numérisation : guide d’action syndicale pour les services publics, le travail et les travailleurs et travailleuses

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Numérisation : guide d’action syndicale pour les services publics, le travail et les travailleurs et travailleuses

Numérisation : guide d’action syndicale pour les services publics, le travail et les travailleurs et travailleuses

Rédigé par Christina J. Colclough, ce rapport présente les défis rencontrés par les syndicats des services publics à mesure que la numérisation gagne les services publics et l’emploi, ainsi que les actions que peuvent prendre les syndicats et les ressources disponibles.

Cette publication est la première du projet triannuel de l’ISP « Notre avenir numérique », né d'un partenariat avec la FES et la FSESP, qui vise à sensibiliser les syndicats ainsi que les travailleurs et travailleuses des services publics aux défis posés par la numérisation aux travailleurs et travailleuses, aux syndicats et aux services publics, de même qu’à les autonomiser pour leur permettre d'influencer la situation.

Table of contents fr

Cette publication est la première du projet triannuel de l’ISP « Notre avenir numérique », né d'un partenariat avec la FES et la FSESP, qui vise à sensibiliser les syndicats ainsi que les travailleurs et travailleuses des services publics aux défis posés par la numérisation aux travailleurs et travailleuses, aux syndicats et aux services publics, de même qu’à les autonomiser pour leur permettre d'influencer la situation.

Ce rapport dresse un aperçu des principales avancées numériques et met en lumière les discussions ayant lieu au sein des organisations internationales et des organismes politiques ainsi qu’entre des spécialistes réputés qui sont pertinentes pour le travail politique et thématique des syndicats, en particulier ceux dont les membres travaillent dans les services publics. S’il était à l’origine destiné aux syndicats affiliés à l’Internationale des Services Publics, les principales leçons et stratégies du rapport présentent un intérêt pour le mouvement syndical dans son ensemble.

Regroupé en onze sections différents, le rapport dresse un aperçu critique des priorités thématiques et des ouvrages sélectionnés. Il se concentre sur trois domaines clés :

  • les effets direct des technologies numériques sur les travailleurs et travailleuses des services publics ;

  • la façon dont le secteur public peut – et doit – assurer la gouvernance des données et des systèmes algorithmiques afin de garantir des services publics de qualité ;

  • les améliorations à apporter aux droits des travailleurs et travailleuses à l’égard des données et de la confidentialité, en négociant des droits plus forts à l’égard des données.

Chaque section se termine par une liste de pistes de réflexion pour les syndicats. L'objectif de ces recommandations consiste à combler les lacunes, autonomiser les syndicats, les travailleurs et travailleuses de même que les services publics dans leur ensemble à mesure que la numérisation touche le travail dans le secteur public.

Ce rapport ne se veut en aucun cas exhaustif. Il se penche sur la façon dont les technologies numériques, de façon générale, affectent nos secteurs et priorités clés et présente certains des principaux récits adoptés par des institutions multilatérales par rapport à la numérisation qu’encourage le secteur privé. Il n’aborde par conséquent pas toutes les technologies d’un point de vue critique, par exemple l’usage croissant des technologies blockchain, ni la question de la neutralité du Web, c’est-à-dire le rôle des entreprises du numérique en vue de garantir ou limiter la liberté d’expression. Au contraire, ce rapport doit servir de document de référence permettant de faire entrer l’action syndicale dans l’ère du numérique et proposant d’éventuelles pistes à suivre. Un bref résumé et des observations viennent clôturer le rapport.

En savoir plus sur le projet

Our Digital Future

This project is implemented by PSI in partnership with Friedrich-Ebert-Stiftung (FES).

https://publicservices.international/resources/projects/our-digital-future?lang=en&id=11534&showLogin=true

Synthèse

Les technologies numériques ne sont dans leur essence ni bonnes ni mauvaises. Leur impact sur la qualité du travail, les droits des travailleurs et travailleuses, les droits syndicaux, les droits humains, les droits à la confidentialité et les types d’emplois qui seront disponibles découle en réalité des réglementations en vigueur ou non. Grâce aux conventions collectives, les travailleurs et travailleuses des services publics et leurs syndicats ont de grandes chances de garantir l’extension des technologies numériques sur les lieux de travail. Elles viendront de cette manière soutenir le bien-être des travailleurs et travailleuses et l’égalité des genres, et non l’inverse. Pour ce faire, les représentants et représentantes du personnel ainsi que leurs syndicats doivent renforcer leur capacité de négociation quant à l’essence même des technologies numériques : les données. Les droits des travailleurs et travailleuses à l’égard des données sont sous-développés aux quatre coins du monde. Ce n’est pas une coïncidence, mais relève très certainement des larges campagnes de pression orchestrées par les industries. Ces droits doivent être étendus. Les syndicats doivent en outre disposer d'une base de connaissances vis-à-vis des différents types de technologies numériques et, surtout, sur les instructions transmises à l’intelligence artificielles, aux systèmes algorithmiques et même à l’apprentissage automatique. Ils doivent savoir quel niveau de transparence exiger et se préparer à responsabiliser le personnel dirigeant.

Il ne sera pas nécessaire d’acquérir ces connaissances et cette compréhension si les syndicats maintiennent ou renforcent leur pouvoir au sein des lieux de travail et de la société. Ils doivent savoir quelles questions poser au personnel de direction concernant les systèmes et veiller à ce que la direction en atténue les effets négatifs sur les travailleurs et travailleuses. Nous savons que les ensembles de données sont biaisés, puisque cela fait partie de notre nature en tant qu’êtres humains. Afin de garantir des marchés du travail diversifiés et inclusifs, les travailleurs et travailleuses doivent avoir voix au chapitre en ce qui concerne la gouvernance.

Les services publics de qualité ne sont pas acquis, et l’emprise des sociétés due à la numérisation nuit à la volonté des syndicats du secteur public de les faire respecter. Dans tous les secteurs, les syndicats doivent se rapprocher des citoyens et citoyennes et travailler de concert avec ces derniers et ces dernières pour sensibiliser le grand public et mener ensemble des campagnes en faveur d'une fourniture de SPQ respectueuse de la démocratie. Les syndicats et leurs membres doivent comprendre les problèmes causés par la numérisation en raison de la sous-traitance et de la privatisation ainsi que les dangers devant être exposés et combattus. Nous devons plaider en faveur de meilleures pratiques de gestion et de gouvernance dans les contrats avec des entreprises privées, quelle que soit la forme de PPP, de même que dans les accords de marché ou de sous-traitance. Ainsi, nous pourrons continuer à revendiquer un contrôle respectueux de la démocratie et conserver, aux yeux de la loi, la possibilité d’appliquer la remunicipalisation d'un point de vue pratique. Nous devons collaborer avec le grand public pour le sensibiliser à ces dangers à l’encontre de la qualité des services, de l’inclusion et de la démocratie. Les données extraites et générées dans le cadre de ces relations public-privé doivent à tout le moins être contrôlées et évaluées de manière conjointe. Dans le cas contraire, le secteur public perdra sa liberté d'interpréter les conclusions des données et de s’en servir comme base pour ses actions. L’absence de renforcement des capacités du secteur public crée un vide qui ne fera que renforcer l’emprise du secteur privé. Le secteur public perdra alors en indépendance et aura du mal à opérer.

Ensemble, les syndicats doivent initier une pensée alternative concernant les technologies numériques qui ne place pas les travailleurs et travailleuses ainsi que les citoyens et citoyennes au simple rang de marchandises ni d’objets, mais les autonomise. Les syndicats des services publics ont un rôle clé à jouer, dans la mesure où les travailleurs et travailleuses témoins des impacts sur la société régulent le capital numérique, protègent les institutions démocratiques et participent à l’élaboration des politiques publiques. Dans ce cas-ci, veiller à ce que les travailleurs et travailleuses jouissent de droits à l’égard des données plus forts constitue une condition sine qua non à l’établissement de droits collectifs à l’égard des données et à la formation de coopératives de données, de données collectives, de répertoires de données, de données ouvertes et/ou de fiducies de données. Si la situation ne s’améliore pas, les travailleurs et travailleuses et leurs syndicats seront très bientôt à la merci de systèmes numériques opaques sur lesquels ils et elles – et, dans de nombreux cas, le personnel dirigeant – n’exercent que peu de pouvoir.

A l’heure où les conséquences socioéconomiques de la crise de la COVID-19 se font de plus en plus ressentir, il apparaît certain que nous nous trouvons à l’aube de plusieurs années de crise économique. Cette crise s’accompagnera de la nécessité d’adopter des mesures de réduction des coûts tant dans le secteur public que dans le secteur privé. On observa sans nul doute une automatisation des tâches et de l’emploi, à l’instar d'un usage croissant des technologies numériques, bien que l’avantage financier à long terme de ces solutions ne soient pas réellement connus. Afin de financer l’Etat providence et de garantir des services publics de qualité, de nouveaux régimes d’imposition et, par ce biais, une nouvelle redistribution des richesses seront essentiels.

Pour répondre à la numérisation de nos économies, des services publics et des sociétés, les syndicats doivent s’appuyer sur les technologies numériques.

Préface

Par Rosa Pavanelli, Secrétaire générale de l’ISP

La COVID-19 nous a très clairement montré à quel point les outils numériques sont devenus une partie intégrante de notre monde du travail et de nos sociétés. Dans le secteur public, les travailleurs et travailleuses font l’objet d'une surveillance et d'un contrôle renforcés, dans la mesure où les employeurs tentent de limiter les « risques » liés au travail à distance. En outre, les autorités et les organismes publics se mobilisent rapidement pour mettre en place de nouveaux systèmes électroniques afin de répondre aux besoins des citoyens et citoyennes. Si les applications de suivi des contacts sont peut-être les exemples les plus flagrants à l’heure actuelle, la transformation numérique touche directement le cœur des services publics : soins de santé, avantages sociaux, infrastructures, sécurité citoyenne (grâce aux dispositifs de vidéosurveillance et autres mécanismes de surveillance) et éducation. Alors que de nombreuses économies s'effondrent, les titres d'Apple, d'Amazon, d'Alphabet, de Microsoft et de Facebook – les cinq géants américains de l’informatique qui détiennent la plupart des technologies que nous utilisons – ont augmenté de 37 pour cent rien qu'au cours des sept premiers mois de 2020 (NYT, 19 août 2020).

Big Tech’s Domination of Business Reaches New Heights

As the economy contracts and many companies struggle to survive, the biggest tech companies are amassing wealth and influence in ways unseen in decades.

https://www.nytimes.com/2020/08/19/technology/big-tech-business-domination.html

La transformation numérique n’est pas nouvelle. Ce phénomène est en cours depuis un certain temps, brouillant les frontières et les responsabilités entre les acteurs publics et privés, qu'il s'agisse de l'administration et de la gouvernance en ligne, des technologies de l'éducation, des résultats des marchés publics, du suivi des infrastructures publiques ou des ressources humaines dans les services publics. Toutefois, la numérisation connaît aujourd’hui une accélération sans précédent, qui devrait se poursuivre dans le monde entier, au fur et à mesure que le ralentissement économique attendu lié à l'apparition de la COVID-19 exercera une pression sur les budgets du secteur public pendant les années à venir. Dans cet environnement changeant, il est possible que les gouvernements n'utilisent pas ces évolutions pour fournir des services publics de meilleure qualité et plus universels, mais plutôt pour accélérer la réduction des coûts, la sous-traitance et la privatisation en adoptant rapidement des nouvelles technologies au détriment des utilisateur et utilisatrices et des travailleurs et travailleuses. Nous devons nous demander comment nous, les travailleurs et travailleuses du secteur public, devons réagir. Quelles sont les principales discussions en cours au sein des organisation politiques et sectorielles internationales, et comment pouvons-nous formuler et présenter nos réponses ?

Ce n'est pas la première fois que les travailleurs et travailleuses et les syndicats sont confrontés à l'introduction rapide de nouvelles technologies. Comme nous l’avons vu par le passé, nous savons qu'il est inacceptable qu’une transformation numérique rapide et sans entraves se produise sans la contribution des travailleurs et travailleuses ou de la communauté. Nous devons faire preuve de vigilance et revendiquer une bonne gouvernance, alors que nous participons aux discussions. Nous devons défendre et étendre nos droits. Nous devons exiger de prendre part à toute transformation numérique, qu’elle soit nationale, régionale, locale ou sectorielle. Enfin, nous devons exhorter nos gouvernements, aux quatre coins du monde, à donner la priorité aux intérêts à long terme de leurs citoyens et citoyens et de ne pas accorder une confiance aveugle aux miracles des technologies numériques. Le danger d’austérité apparaît à l'heure où nous avons besoin que les Etats apportent davantage d'investissements durables, d’innovations et de réglementations des sociétés qui n’ont aucun compte à rendre, pas moins.

La transformation numérique nous demandera beaucoup d’efforts en tant que syndicats. Nous devons nous aussi faire preuve de clairvoyance et de courage pour changer. Nous devons lutter pour assurer notre propre avenir numérique en tant que travailleurs et travailleuses, tout en collaborant avec la communauté afin de veiller à ce que le travail engagé par les gouvernements et les services publics soit démocratique, inclusif et de qualité pour toutes et tous. Pour y parvenir, nous devons nous préparer. Ce rapport aide les syndicats à comprendre ces problématiques et propose des solutions pour relever au mieux ces défis dans les années à venir.

1. Démocratie – responsabilités, droits et moyens de gouverner

Cette section s'intéresse à l’essence même de l’économie numérique : la donnéification de l’ensemble des relations sociales et économiques. Elle se divise en quatre parties.

  • Elle aborde tout d’abord la donnéification de l'Etat providence et le passage d'une vision dans laquelle des questions et problèmes sociaux sont considérés comme partagés vers une logique qui attribue le « risque » à l'individu.

  • Ensuite, elle avance que les services publics peuvent à la fois abuser des technologies numériques et être abusés par celles-ci, ce qui entraîne une discrimination généralisée et des attaques à l'encontre des droits humains. La gouvernance des technologies numériques, de même que la transparence et la responsabilité autour de leur objectif tant intentionnel que non intentionnel, ainsi que leur dessein et leur structuration sont nécessaires et urgentes.

  • La troisième partie, qui s’appuie sur les deux premières, préconise d’établir des droits collectifs à l’égard des données comme principe, illustré dans la pratique par la formation de données collectives et/ou de fiducies de données.

  • Cette section s’achève sur une évaluation critique des réglementations et directives relatives aux marchés publics, dont l’objectif est de gérer une dépense publique mondiale d’un milliard de dollars. Afin de protéger et garantir les responsabilités, les droits et les moyens de gouverner, les autorités publiques doivent exercer un contrôle bien plus grand sur les données générées et extraites pour accomplir les missions confiées, ainsi que disposer d’un meilleurs accès à ces données.

Donnéification de l’Etat

Les services sociaux, les systèmes de test et les notes des élèves sont gouvernés par les données dans de nombreux Etats (Dencik, Lina, 2021, à paraître). Les administrations locales, régionales et/ou nationales des gouvernements obtiennent leurs propres données par le biais de processus de gouvernance en ligne, en les achetant par exemple à des revendeurs de données, ou dépendent de logiciels d’analyse tiers pour les interpréter. Dans de nombreuses régions du monde, la donnéification et le profilage dans les services publics remplacent de potentielles interactions en personne avec les travailleurs et travailleuses. Les processus décisionnels clés, ainsi que leur mise en application, sont par conséquent confiés en tout ou en partie à des systèmes automatisés, créant de facto une prise de décision automatisée.

La donnéification de l’Etat providence repose sur des technologies numériques poussées, fournies pour la plupart à l’Etat par des entreprises privées. L’efficacité étant devenue – comme par hasard – un objectif en soi, le secteur privé a rapidement proposé ses services à des prix attractifs. Les sociétés de consultance en entreprise, les lobbyistes et les sociétés du numérique ont réussi à créer un récit autour de l’efficacité que les gouvernements ont gobé, ce qui s’est traduit par des décennies d’économie politique néolibérale. Cette dernière avance que la réglementation entrave l’innovation et que le secteur public s’avère procédurier et trop complexe.

Les intérêts du secteur privé vis-à-vis de la donnéification de l’Etat doivent être traités avec prudence. A mesure que des entreprises privées soutenues par l’OCDE, l’UE et les Nations Unies adoptent la gouvernance en ligne, il est important que nous nous demandions si les institutions de gouvernance de l’Etat ont également adopté des technologies numériques. Qui demande des comptes à ces entreprises privées et aux technologies numériques, et comment ?

Prenons les exemples de Cambridge Analytica, Palantir et Clearview AI.

Grâce à des profils politiques générés à l’aide d’ensembles de données provenant des médias sociaux, la société Cambridge Analytica – qui est désormais dissoute – s’est immiscée dans les élections américaines de 2016, dans le vote sur le Brexit au Royaume-Unie ainsi que dans les élections au Trinidad-et-Tobago, en Australie, en Inde, au Mexique, en Zambie, en Afrique du Sud, en Italie et en Argentine, entre autres. Lors d’un discours de vente proclamé en 2018, les représentants et représentantes de la société en ont vanté les mérites, arguant qu’elle était intervenue dans plus de 200 élections dans le monde entier. Visant directement le droit de vote libre, un principe fondateur de la démocratie, Cambridge Analytica a ciblé les électeurs et électrices grâce aux données récoltées sur Facebook, afin de montrer aux personnes pouvant voter des publicités généralement courtes et temporaires, ce qui a compliqué son identification et sa responsabilisation.

Le géant de la technologie Palantir n’est pas en reste. Palantir a en effet aidé Cambridge Analytica dans cette entreprise, alors que le PDG de Palantir fait partie du Conseil d’administration de Facebook. Le logiciel de surveillance développé par Palantir est utilisé par de nombreux services de police aux Etats-Unis ainsi que par le service d'immigration et des douanes américain (ICE). Les algorithmes sophistiqués de Palantir ont fait l’objet de nombreuses actions en justice, y compris une affaire de discrimination raciale en 2016.

Le 26 septembre 2016, le Bureau des programmes de conformité des contrats fédéraux du Département du Travail des Etats-Unis a intenté une action en justice contre Palantir, en accusant l’entreprise de discrimination à l’embauche vis-à-vis des candidats et candidates asiatiques en raison de leur origine ethnique. Selon le procès, l’entreprise « éliminait systématiquement » les candidats et candidates asiatiques dans leur processus de recrutement, même si ils ou elles étaient « autant qualifiés que les candidats blancs » pour un même emploi. En avril 2017, Palantir a versé une somme de 1,7 million de dollars, mais n’a pas reconnu avoir commis d’abus.

Surnommée par le New York Times « la mystérieuse entreprise qui pourrait mettre fin à la confidentialité telle que nous la connaissons », Clearview AI est une autre société qui viole les droits et est convaincue que la technologie peut résoudre n'importe quel problème à n’importe quel prix. Clearview AI aide les forces de l’ordre à faire correspondre les photographies d’inconnu·es à leurs images en ligne. Ce système, qui s’appuie sur une base de données de plus de trois milliards d'images que Clearview prétend avoir récoltées sur Facebook, YouTube, Venmo et des millions d’autres sites Web, va « bien plus loin que ce que le gouvernement américain ou les géants de la Silicon Valley ont pu mettre en place jusqu’à présent », d’après le New York Times. Bien que ne connaissant pas entièrement le fonctionnement de Clearview et ne sachant pas qui en tire les ficelles, des membres des forces de l’ordre ont déclaré avoir utilisé l’application de la société pour résoudre des affaires de vol, de vol d'identité, de fraude à la carte de crédit, de meurtre et d’exploitation sexuelle des enfants.

Nous devons nous poser les questions suivantes : quels problèmes ces technologies tentent-elles de résoudre ? Est-ce pertinent d'utiliser ces outils numériques pour les problèmes identifiés ? Qui est à l’origine de la définition du problème ? Des systèmes de données mal compris et mal gouvernés au niveau national finissent par attaquer la démocratie et l’idée même d'un Etat universel, inclusif et autonomisant. Cette tendance nous éloigne d'une vision partagée dans laquelle les questions et les problèmes sociaux sont communs et marque un pas vers une logique qui attribue le « risque » à l’individu. Cette individualisation et cette approche fondée sur le risque sont facilitées par les informations extraites des données qui sont utilisées dans certains pays pour le calcul des prestations sociales, la police prédictive et la notation automatique des copies d’examen.

« Lorsque les organisations du secteur public intègrent des outils et plateformes de fournisseurs au sein de cette économie [numérique] pour faire appliquer l’Etat providence, elles adoptent non seulement les systèmes en eux-mêmes, mais également un régime qui favorise la donnéification de la vie sociale. » Dencik, Lina (2021, à paraître)

Il a été prouvé que ces prédispositions, couplées aux préjugés des algorithmes (voir la partie ci-après intitulée « préjugés et inégalités »), finissent par « désavantager les personnes déjà défavorisées », en particulier les personnes de couleur, les personnes des quartiers pauvres et les femmes. Citons à titre d’illustration l’utilisation des algorithmes pour la police prédictive et dans le système judiciaire, où il a été attesté que l’intelligence artificielle reconnaissait mal les personnes de couleur. L’examen d’un logiciel de reconnaissance faciale a en effet constaté un taux d’erreur de l’ordre de 0,8 pour cent pour les hommes à la peau claire contre 34,7 pour cent pour les femmes à la peau foncée. De nombreuses études ont démontré que les algorithmes exacerbaient les préjugés sexistes, au détriment des femmes. Au Canada, le service de publicité microciblée de Facebook a permis à des dizaines d’employeurs du secteur public et du secteur privé de masquer leurs offres d’emploi pour certaines personnes en raison de leur âge ou de leur genre.

Use of Facebook targeting on job ads could violate Canadian human rights law, experts warn | CBC News

Facebook is allowing employers — including federal, provincial and municipal governments — to post job ads that target prospective employees in a way that some experts say could violate Canadian human rights law, CBC News has learned.

https://www.cbc.ca/news/politics/facebook-employment-job-ads-discrimination-1.5086491

Dans un Etat où règne la donnéification, les citoyens et citoyennes ainsi que les travailleurs et travailleuses font l’objet d'une surveillance massive, dans la mesure où les données sont extraites à l’aide des technologies numériques. Ces ensembles de données sont agrégés et analysés, puis servent à prédire et manipuler les comportements et les opinions.

Montée des technologies d’éducation (EdTech)

Alors qu’au moins 463 millions d’élèves n’ont aucun accès à un enseignement à distance, la taille du marché mondial des technologies d’éducation devrait atteindre 89,1 milliards de dollars d'ici la fin de l’année 2020, contre 76,4 millions de dollars en 2019. En estimant le taux de croissance annuel du marché à 18 pour cent, la taille de ce dernier devrait s’élever à 285,2 milliards de dollars d'ici 2027.

L’Internationale de l'Education, la fédération syndicale mondiale qui réunit des organisations d’enseignants et d’enseignantes et autre personnel de l’éducation du monde entier, a toutefois mené en 2020 une enquête mondiale auprès de ses membres sur les technologies numériques. Plus de deux-tiers des organisations membres ayant répondu à l’enquête ont indiqué ne pas avoir participé à l’évaluation des technologies numériques sur le lieu de travail.

Ces technologies, qui sont supposées faciliter l’évaluation des élèves et des enseignants et enseignantes, l’utilisation des outils de planification, la création de plans d’apprentissage personnalisés ainsi que des observations instantanées entre les élèves et les enseignants et enseignantes, entre autres, aggravent en réalité les fractures numériques. Ces outils partagent des points communs : ils sont 1. numériques, 2. fondés sur les données tout en extrayant des données, et 3. les produits d’entreprises privées. L'une de ces entreprises, ALEF Education, prétend extraire 50 millions de points de données chaque jour.

La pandémie de COVID-19 n’a fait qu’accélérer ce que Ben Williamson et Anna Hogan appellent le « solutionnisme de l’industrie mondiale des technologies de l’éducation. », un système dans lequel les parties prenantes privées et commerciales ont « déterminé le programme à suivre et proposé des solutions techniques aux autorités gouvernementales responsables de l’éducation, tout en poursuivant activement des réformes à long terme ».

Cette problématique soulève les questions suivantes : En quoi les droits humains et les droits à la confidentialité du personnel d’éducation ainsi que des élèves sont-ils semblables ? A qui incombe la responsabilité de vérifier si ces outils aggravent ou réduisent les inégalités ? Sont-ils disponibles dans les régions riches ou pauvres, dans les zones urbaines ou rurales ? Le personnel d’éducation, avec son lot de connaissances, de pédagogie et d’émotions, participe-t-il à l’évaluation de ces technologies et à leur impact sur les élèves ?

Philip Alston, l’ancien Rapporteur spécial de l’ONU sur les droits de l'homme et l'extrême pauvreté, a mis en avant à quel point le solutionnisme technologique pouvait être extrêmement dangereux pour l’égalité. La montée de ce qu'il a appelé « l’Etat providence numérique » s’est accompagnée d'importantes coupes budgétaires, de formes de conditions intrusives, de processus de prise de décision opaques et rigides, de même que d’une collecte et d'un traitement systématiques des données personnelles.

Cela fait écho aux avertissements émis par la scientifique politique Virginia Eubanks dans son ouvrage de 2018 intitulé « Automating Inequality: How High-Tech Tools Profile, Police and Punish the Poor » (Automatiser les inégalités : comment les outils de haute technologie profilent, contrôlent et punissent les pauvres). L’auteure y présente les impacts néfastes des prises de décision automatiques concernant les services publics en Indiana aux Etats-Unis par le biais de trois études de cas liées à la protection sociale, aux sans-abris et aux services de protection de l’enfance. Comme l’explique Louise Russell-Prywata, qui a révisé cet ouvrage : « Le récit de la réforme de la protection sociale en Indiana contient tous les éléments clés d'un monstre d’automatisme : la volonté explicite de réduire les coûts et de donner la priorité aux bénéfices au détriment des personnes ; le vent de doute qui souffle sur la manière dont un contrat de 1,3 milliard de dollars a été attribué pour privatiser un service public ; les nombreuses erreurs techniques avant la mise en œuvre des systèmes ; l’incapacité de réellement demander des comptes à l’entreprise engagée pour ces erreurs ; la suppression des interactions humaines , et la pression exercée sur les services communautaires comme les banques alimentaires, qui doivent faire face aux conséquences. »

En résumé, si la numérisation des services publics n’est pas gouvernée correctement et démocratiquement, elle pose le risque de replacer les citoyens et citoyennes au rang de marchandises et de les confronter à un contrôle, des préjugés et des discriminations néfastes. Afin de garantir des services publics de qualité qui soient également inclusifs, démocratiques et fondés sur le risque collectif à l’avenir, il est crucial de détacher la numérisation de l’actuelle logique de performance régie par le secteur privée et d’adopter de nouvelles normes et stratégies de gouvernance.

Responsabilité de gouverner du secteur public

Comme nous l’avons vu dans certains des exemples présentés ci-avant, les services publics peuvent à la fois abuser des technologies numériques et être abusés par celles-ci, ce qui entraîne une discrimination généralisée et des attaques à l'encontre des droits humains. La gouvernance de ces technologies, de même que la transparence et la responsabilité autour de leur objectif, de leur structuration et de leur dessein sont nécessaires et urgentes. Bien que certaines réglementations aient été mises en place – même si ce phénomène est sporadique –, notamment en matière de protection des données comme la loi californienne sur la protection de la confidentialité des consommateurs (CCPA) et le Règlement général européen sur la protection des données (RGPD), il reste tant à faire, et le secteur public doit montrer la voie à suivre. En d’autres termes, les systèmes de protection de la confidentialité requérant le consentement des individus pour permettre la collecte et le traitement de leurs données par des entreprises et par l’Etat ne peuvent être dissociés des conséquences discriminatoires, ou dommageables, que cette utilisation entraîne. Cette réalité est encore plus frappante alors que nous vivons à une époque où la plupart d’entre nous (y compris les sociétés du numérique elles-mêmes) ne comprennent pas tout à fait ce que les algorithmes font ou les raisons pour lesquelles ils produisent certains résultats. Si l’Etat a besoin de certaines quantités de données pour fonctionner, toutes les autorités et agences publiques employant des systèmes algorithmiques doivent être tenues responsables de cette utilisation. De tels systèmes doivent être gérés démocratiquement, avec le consentement et la participation de multiples parties prenantes (en particulier les citoyens et citoyennes, mais aussi et surtout les travailleurs et travailleuses), comme l’aborde la partie « gouvernance des systèmes algorithmiques » ci-après.

La question de la propriété des données et de la façon dont les données créées et générées par les secteurs privés et publics doivent être collectées dans l’intérêt du grand public – sur laquelle l’Etat doit se pencher d'urgence – suscite en outre des inquiétudes. La prochaine partie explore ces deux problématiques.

Droits collectifs à l’égard des données

L’ISP a déjà commencé à se pencher sur l’importance de passer d’une vision individualiste des données à une conception collective de la propriété, de l’accès et du contrôle poour ces dernières. La recherche de Parminder Jeet Singh, commissionnée par l’ISP, avance l’idée que le partage des données doit être rendu obligatoire pour sauver la démocratie.

« Aujourd’hui, les données de la société sont entre les mains de quelques entreprises du numérique. L’accès généralisé à ces données est une condition nécessaire pour garantir une économie juste, des services publics de qualité, l’exercice public du pouvoir politique et une gouvernance démocratique. Faire valoir les droits à la propriété collective des données est l’une des problématiques politiques les plus fondamentales de notre époque. » (Singh, ISP, 2020)

La mise en place d’infrastructures publiques de données, telles que les fiducies de données, représente, d’après Singh, le fondement même d’une industrie d’IA et numérique nationale solide.

Une fiducie de données offre une gestion indépendante et fiduciaire des données
Par l’Open Data Institute

Les fiducies de données traitent des données et prennent des décisions concernant ces dernières de la même façon que les fiducies ont été utilisées par le passé pour d’autres formes d’actifs, à l’instar des fiducies foncières qui régissent des propriétés au nom des communautés locales. Elles impliquent une partie qui autorise une autre partie à prendre des décisions sur les données en son nom, en faveur d’un plus grand groupe de parties prenantes.

Avec les fiducies de données, la personne, le groupe ou l’entité indépendant(e) qui gère les données assume une fonction de fiduciaire. En droit, une fonction de fiduciaire est considérée comme le plus haut degré d'obligation qu'une partie peut remplir vis-à-vis d'une autre. Dans ce contexte, une fonction de fiduciaire induit un traitement de données impartial, prudent, transparent et empreint de loyauté sans partage.

Il existe de nombreuses façons de traiter et gouverner le partage de données ainsi que d’autres « institutions de données » – il ne s’agit que d'un exemple parmi tant d’autres.

Les fonds de pension constituent un exemple d'institution avec des responsabilité fiduciaires, les caisses de crédit mutuel en sont un autre. Pentland et al. ont énoncé dans une publication récente dans quelle mesure les caisses de crédit mutuel pourraient très bien devenir des caisses de données.

Le travail de Singh avance l’argument principal suivant : en tant que collectivité, nous devons posséder la propriété de l’intelligence numérique systémique nous concernant, qui est à l’heure actuelle extraite par des sociétés privées, ainsi que la propriété des données qui en découlent. Cette publication énonce que les données et l’intelligence numérique d'une société appartiennent au bien public et doivent par conséquent être traitées et offertes comme telles. Comme le précise Singh : « Les infrastructures de données publiques doivent être un élément essentiel des nouvelles écologies institutionnelles du numérique. La plupart d’entre elles seront directement gérées par le secteur public dans le cadre de ministères ou d’organismes publics existants dans différents domaines, ou entraîneront la mise en place de nouveaux organismes intersectoriels. Certaines infrastructures de données pourraient être gérées en partenariat avec des organismes sans but lucratif ou des entreprises, et d’autres exploitées dans le giron privé à l’image de services publics réglementés. Une réglementation efficace des marchés de données est également nécessaire. Les capacités du secteur public doivent évoluer pour chacun de ces rôles. »

Singh et l’ISP appellent à une vision à long terme – une pensée alternative concernant les technologies numériques –, qui soit régie et définie par le mouvement syndical en collaboration avec d’autres forces progressistes qui mettent l’accent sur les droits collectifs à l’égard des données.

A moyen terme, les syndicats peuvent commencer à bâtir des « données collectives des travailleurs et travailleuses » en rassemblant les données de leurs membres dans des structures de fiducies de données. Pour Colclough (2020), les données collectives des travailleurs et travailleuses empêcheront la marchandisation du travail ainsi que des travailleurs et travailleuses, qui serait irréversible, et pourraient servir de références en matière de connaissances et d'informations pour conforter les activités de campagne des syndicats.

Accompagné d'objectifs, de structures de gouvernance, de politiques et de limites d'utilisation et d’accès pour les données collectives bien définis, le regroupement des données des individus autonomisera les travailleurs et travailleuses et offrira une lecture du monde différente de celle actuellement dominée unilatéralement par les sociétés procédant à l’extraction des données. Tout naturellement, les syndicats devront renforcer leurs capacités (voir la section « Compétences et capacités » ci-après) en vue de mettre en place des données collectives des travailleurs et travailleuses à l’échelle nationale et internationale, mais la relation qui a uni les syndicats et les caisses de crédit mutuel à travers l’histoire peut servir d'inspiration.

A court terme, il est essentiel que les syndicats travaillent de concert pour empêcher le secteur privé de coloniser le secteur public à l’aide des technologies numériques, ainsi que pour responsabiliser les gouvernements quant aux technologies qu'ils utilisent. Il est primordial de définir des droits collectifs à l’égard des données.

Un remaniement des réglementations et directives sur le marché mondial et national marquerait un bon début. La prochaine partie en explique les raisons.

Marchés publics

L’ISP a publié plusieurs documents sur les marchés publics et leurs conséquences sur les travailleurs et travailleuses, les conditions de travail et la durabilité (voir les rapports « Tackling the Challenges of Global Urbanization » [Relever les défis de l’urbanisation mondiale], 2019, et « Digital trade rules and big tech » [Les règles en matière de commerce numérique et les géants du numérique], 2020). Cette partie est axée sur la dimension numérique des missions confiées. L’objectif n’est pas d’aborder la numérisation des processus des marchés ni les incidences des marchés publics, de la sous-traitance et des PPP sur les conditions de travail, dans la mesure où ces thématiques sont brièvement traitées à la section « travail, droits des travailleurs et travailleuses et gouvernance sur les lieux de travail ». Cette partie se penche plutôt sur les déséquilibres de pouvoir entre les autorités qui sous-traitent et les sous-traitants privés en ce qui concerne les données extraites et générées dans le cadre des missions confiées. Ici, « le devoir de protection de l’Etat » englobe en effet les situations où un « lien » commercial unit les parties prenantes publiques et les entreprises, dans ce cas-ci un lien de donnéification pour les connaissances et les informations.

En mai 2020, la Banque mondiale a estimé que les marchés publics – c’est-à-dire l’achat de biens, de services et de travaux par les administrations publiques auprès du secteur privé – représentaient 11 000 milliards de dollars du PIB mondial sur les 90 000 milliards de dollars enregistrés en 2018. En d’autres termes, 12 pour cent du PIB mondial est alloué aux marchés publics. Les administrations infranationales concentrent la majorité des dépenses publiques liées à la passation des marchés publics dans les pays de l’OCDE (63 pour cent) (OCDE, 2017).

Si de nombreuses directives et réglementations mondiales existent afin d'ouvrir les marchés aux offres publiques (voir la liste de références) en veillant à renforcer la transparence et la responsabilisation, très peu d’entre elles citent explicitement les obligations en matière de données entre les parties prenantes privées et le secteur public. La Commission européenne prévoit à cet effet les dispositions suivantes : « Les directives européennes en matière de marché public réglementent les procédures régissant les achats des autorités publiques, mais ne concernent pas l’objet de l’achat. Il en va de même pour les éventuelles données générées dans le cadre de contrats attribués selon les procédures de marchés publics. Ceci étant dit, en raison de la nature même des marchés publics (l’achat sur le marché libre d’un produit dont un acheteur public a besoin), les contrats prévoient ordinairement que les autorités qui sous-traitent conservent les droits sur toute donnée créée entre les parties. » (DG Marché intérieur, industrie, entrepreneuriat et PME, courriel du 28 août 2020)

En d’autres termes, au sein de l’UE, il incombe aux autorités qui sous-traitent (les autorités publiques) de déterminer si les droits à l’égard des données, ou le contrôle des données et l’accès à ces dernières, doivent être repris au contrat. Nous n’avons pas été en mesure de trouver d’exemples de ces deux cas, mais cela ne veut pas dire qu'ils n’existent pas.

L’article 6.1.1. de l’Annexe 1 des Termes et conditions applicables aux contrats du BIT pour les services – publiées en 2011 par l’OIT – fournit de meilleures protections :

« Tous les documents (y compris les dessins, estimations, manuscrits, cartes, plans, dossiers, rapports et recommandations) et les autres éléments exclusifs (y compris les données, dispositifs, calibres, gabarits, mosaïques, pièces, schémas, photographies, échantillons et logiciels) (conjointement dénommés “Eléments Exclusifs”), qu’ils aient été élaborés par le Contractant ou son Personnel dans le cadre du contrat ou fournis au Contractant par le BIT ou en son nom, afin de lui permettre d’exécuter ses obligations contractuelles, sont la propriété exclusive de l’Organisation internationale du Travail, et sont utilisés par le Contractant et son Personnel aux seules fins du contrat. »

L’OIT ne nous a pas confirmés si cette mention des « données » en tant qu’éléments exclusifs englobait l’extraction et la création de données grâce à des systèmes algorithmiques.

A l'heure où la numérisation gagne du terrain tandis que le contrôle des données et l’accès à ces dernières sont actuellement déséquilibrés et aux mains de quelques entreprises privées, et où un sous-secteur de sociétés de courtier de données souvent opaques fait surface, Singh (2020) nous avertit que la démocratie est en jeu.

Actuellement, les Etats-Unis et la Chine enregistrent à eux seuls 90 pour cent de la valeur boursière des plus grandes plateformes numériques du monde. Ces plateformes sont à leur tour des superpuissances qui dominent les marchés et les sociétés. Microsoft, suivi par Apple, Amazon, Google, Facebook, Tencent et Alibaba, représentent deux tiers de la valeur totale du marché.

Si les autorités publiques dépendent en majeure partie des analyses de données ou des outils d’analyse de données que ces entreprises privées leur ont vendus, alors leur marche de manœuvre pour établir leurs propres ensemble de données et interpréter les résultats de ces données est inexistante. Cette confiance excessive envers le secteur privé enferme les autorités dans une relation de dépendance, qui se caractérise par un accès inégal non seulement aux informations, mais également aux connaissances découlant des données. Il s’ensuit un cercle vicieux : le renforcement des capacités des autorités publiques à rassembler, comprendre, conserver et utiliser les données prend du retard par rapport aux parties prenantes privées, ce qui entraîne une plus grande dépendance envers le secteur privé et affaiblit les opportunités de renforcement des capacités, et ainsi de suite. En outre, les services publics et les autorités sous-traitantes doivent être formés afin de pouvoir poser des questions essentielles :

Quels risques pose l’utilisation d’une technologie numérique pour les individus et les collectivités ? Quelles mesures d’allègement doivent être adoptées pour combattre les préjugés et les discriminations dans les technologies ? Quel problème pourra résoudre, ou résoudra, la technologie ? Le profil d’incidence et de risque de l’outil est-il proportionné à son utilisation ? Quelles données sont générées et extraites ? Quelles mesures visant à protéger la confidentialité doivent être mise en place pour garantir un accès conjoint aux données et un contrôle partagé de ces dernières qui se veulent responsables ? Des solutions non technologiques ne seraient-elle pas plus adéquates pour résoudre le problème qui se présente ?

Selon Mulligan et Bamber, 2019 : « Ces systèmes [d’apprentissage automatique] remplacent souvent l’autorité exercée au préalable par les responsables politiques ou le personnel de la fonction publique qui se trouve en première ligne par une logique obscure, qui diffère du raisonnement du personnel de l’agence. Toutefois, puisque les agences acquièrent ces systèmes par le biais des processus de marché public, le grand public et elles n’ont que peu d’influence – ou même des connaissances – sur leur conception ou la façon dont cette conception correspond aux objectifs et valeurs publics. »

Le rapport et les outils du document « AI Procurement in a Box » (Le marché de l’IA en un mot), publié en 2020 par le Forum économique mondial (FEM), émettent les observations suivantes :

« L’absence de système de partage de données et de gouvernance des données au sein du secteur public mène souvent à l’indisponibilité, l'inaccessibilité et à la non-exploitation des données. Puisqu’à l’heure actuelle, l’IA a souvent besoin des données pour évoluer, ces défis constituent d'importants obstacles à l’adoption de l’IA. » (p. 6)

Sans surprise, le FEM fait la promotion d'un programme dont l’objectif est d’accroître la disponibilité des données pour étendre l’utilisation de l’IA au sein des gouvernements. Toutefois, même le Forum constate une absence de gouvernance. Il est en revanche moins surprenant de constater que ces outils et recommandations – pour le moins bien élaborés – ne se penchent pas sur la question des données produites dans le cadre des missions confiées qui sont détenues souvent exclusivement par les sous-traitants, renforçant ainsi le cercle vicieux : manque de données, manque de capacité du secteur public et manque de gouvernance du secteur public. Ce phénomène traduit une tendance plus large, selon laquelle les données publiques doivent être mises gratuitement à la disposition des entreprises, mais les données détenues par le secteur privé servent exclusivement à l’utilisation, au profit et au pouvoir des parties prenantes privées. Il semblerait que des travailleurs et travailleuses ou des syndicats aient pris part aux groupes d’intervention ayant contribué aux rapports et aux directives. Cela se remarque tout particulièrement tant dans le « Workbook for policy and procurement officials » (Manuel à destination des responsables politiques et des marchés) que dans le rapport « AI Government Procurement Guidelines » (Directives sur les marchés publics de l’IA). Ces deux documents ne mentionnent les travailleurs et travailleuses que comme étant affectés par l’IA, mais non comme des individus pouvant gouverner conjointement l’IA sur le lieu de travail (voir la partie « gouvernance des systèmes algorithmiques » de ce rapport pour voir comment cette gouvernance conjointe pourrait prendre place).

Accès conjoint aux données et contrôle partagé de ces dernières dans le cadre des marchés publics

Le secteur public est confronté à un double risque. D’une part, le risque croissant de ne pas avoir accès aux données et aux connaissances découlant de ces données pour mener à bien ses fonctions dans l’intérêt public. D’autre part, le risque de ne pas disposer de structures de gouvernance et de capacités suffisantes pour gouverner ces systèmes de manière à protéger le bien public contre la mainmise des entreprises.

Des initiatives ont été présentées au sein de l’UE et aux Etats-Unis afin de relever expressément le premier défi. En 2018, l’Union européenne a mis sur pied un Groupe d’experts de haut-niveau sur le partage des données des entreprises avec les instances du secteur public (B2G). Le travail de ce groupe a débouché en 2020 sur la publication de son rapport final et de recommandations, « Towards a European strategy on business-to-government data sharing for the public interest » (Vers une stratégie européenne en matière de partage de données des entreprises avec les instances du secteur public pour l’intérêt public). Ce rapport présente des exemples de bonnes pratiques, y compris plusieurs législations nationales qui nécessitent un accès aux données privées (page 34). Les experts et expertes sont parvenus à la conclusion que pour faciliter le partage de données au sein de l’UE, des mesures politiques et juridiques ainsi que des stratégies d'investissement sont nécessaires dans trois grands domaines :

  1. Governance of B2G data sharing across the EU: such as putting in place national governance structures;

  2. la mise en place d’une fonction reconnue (« responsable des données ») dans les organisations publiques et privées ; et

  3. la nécessité de créer un cadre réglementaire intra-européen.

En outre, le rapport recommande aux autorités publiques de veiller à la transparence, à l’engagement des citoyens et citoyennes et au respect de l’éthique, notamment en axant le partage des données B2G davantage sur les citoyens et citoyennes, en élaborant des directives sur l’éthique et en investissant dans la formation et l’éducation.

Il est intéressant de noter que des membres de ce groupe d’experts ont également participé au laboratoire politique sur les données ouvertes « Leveraging Private Data for Public Good: A Descriptive Analysis and Typology of Existing Practices » (Tirer parti des données privées pour le bien public : analyse descriptive et typologie des pratiques existantes) du groupe de réflexion américain GovLab. Ce laboratoire a pour sous-mission d’examiner la façon dont les « données collectives » peuvent servir de structures pour l’utilisation des données détenues par le secteur privée pour le bien public. GovLab recommande que les responsables des données coordonnent et orientent les prises de décision, ainsi que révisent et concrétisent les opportunités permettant de débloquer la valeur publique des données d'une entreprise. En 2020, le laboratoire politique sur les données ouvertes a dirigé un projet de trois mois intitulé « The Summer of Open Data » (l’été des données ouvertes). Dans ce cadre, le laboratoire s’est entretenu avec des spécialistes publics et privés prenant part à des projets en matière de données ouvertes à l’échelle locale, régionale et nationale, de même qu’avec des organismes nationaux de statistiques et des organisations internationales. Leurs discussions en tables rondes/vidéos couvrent des thématiques telles que la condition des données infranationales, la création des données collectives aux niveaux local et communautaire, les solutions pour promouvoir la durabilité des projets en matière de données, la défense de la valeur des données ouvertes et le développement des compétences appropriées vis-à-vis des données. Nous présentons ci-après deux des conclusions de leurs discussions en table ronde.

« Nous constatons l’existence de localités sans aucune vision quant aux infrastructures de données, mais qui analysent des données plus que jamais auparavant. Elles ont besoin [des données] pour comprendre les problèmes liés au transport [et] les questions économiques. »
« Au lieu d'uniquement les considérer comme des outils garantissant la transparence, les gouvernements doivent intégrer les données et les données ouvertes à une stratégie générale consacrée à leurs priorités. Les partenariats et nouvelles approches en matière de réutilisation des données, comme les données collaboratives, pourraient permettre aux institutions d’appréhender la valeur que cela représente pour elles-mêmes et leurs citoyens, ainsi que prendre conscience de cette dernière. »

La deuxième question se posant touche à la capacité des autorités qui sous-traitent à négocier l’accès conjoint aux données et le contrôle partagé de ces dernières, ainsi qu’à gouverner les systèmes algorithmiques sur le lieu de travail. Pour avoir un impact sur les compétences à tous les niveaux des autorités publiques, il est essentiel d’embaucher les meilleurs candidats et candidates au sein des gouvernements et de donner la priorité à la formation. L’emploi dans le secteur public doit être attrayant et bien rémunéré. Ce faisant, le taux de rétention du personnel s’accroîtra, à l’instar de la capacité des autorités publiques à négocier des contrats de marché avantageux qui place l’intérêt du grand public sur le devant de la scène.

La partie « gouvernance des systèmes algorithmiques », ci-après dans le rapport, suggère par ailleurs un modèle de gouvernance conjointe des systèmes algorithmiques. Son objectif est de rassembler les travailleurs et travailleuses ainsi que les responsables pour mettre en place des mécanismes réguliers de gouvernance, afin de veiller à ce que l’ensemble des systèmes algorithmiques respectent la loi et les principes en matière d’IA adoptés par de nombreux gouvernements. Dans ce cas-ci également, la priorité doit être donnée aux compétences, qui doivent être renforcées.

Pistes de réflexion pour les syndicats

Cette section s’est intéressée aux devoirs, droits et moyens des services publics de gouverner dans un monde de plus en plus numérisé. Si elle n’est pas gouvernée correctement et démocratiquement, la numérisation des services publics – qui passerait par une utilisation erronée des données ou dépendrait des entreprises privées – pose le risque de replacer les citoyens et citoyennes au rang de marchandises et de les isoler, ainsi que de les confronter à un contrôle, des préjugés et des discriminations dommageables. Pour défendre la démocratie et encourager un contrôle démocratique au détriment de l’emprise du secteur privé, une transition vers des droits collectifs à l’égard des données de même qu’un contrôle et un accès partagés s’avère nécessaire.

A cet effet, les syndicats pourraient tirer profit des activités suivantes :

A court terme

  1. Organiser des ateliers et des formations sur le modèle de gouvernance des systèmes algorithmiques et des droits à l’égard des données, y compris sur les risques des systèmes de décision automatique dans les services publics qui viennent exacerber les inégalités et sur l'importance pour les gouvernements de protéger leurs droits à l’accès aux données et aux outils d’IA qui opèrent dans l’intérêt public.

  2. Mener des études de cas qui « matérialisent » les conséquences lorsque les gouvernements et le secteur public perdent le contrôle des données d'intérêt public.

  3. Trouver des exemples de bonnes pratiques sur la bonne gouvernance des données au sein des gouvernements et des services publics.

  4. Rassembler les syndicats et partenaires intéressés afin qu’ils étudient des exemples concrets de gouvernance numérique insuffisante dans certains secteurs et recommandent des politiques ainsi que des actions pour approfondir ce travail.

  5. Evaluer le nombre de contrats de marché qui intègrent la notion d’accès conjoint aux données et de contrôle partagé de ces dernières ou la simple mention d’accès aux données et de contrôle de ces dernières. Regrouper ces résultats et les partager.

  6. Dresser la liste des réglementations ou directives sur les marchés publics qui pourraient être améliorées pour inclure des droits collectifs à l’égard des données plus forts, ainsi que l’accès conjoint aux données et le contrôle partagé de ces dernières.

  7. Exiger des gouvernements qu’ils établissent des agences centrales à même de prodiguer des conseils à tous les niveaux du gouvernement en ce qui concerne les questions politiques clés liées à la numérisation des services publics, aux droits des travailleurs et travailleuses et à l’économie.

A moyen terme

  1. Collaborer avec les autorités publiques en vue de lancer des formations permettant de comprendre les dangers que représentent la sous-traitance et les PPP vis-à-vis du contrôle des données et d’acquérir des compétences afin de protéger l’accès public aux données si la sous-traitance et les PPP persistent.

  2. Mener des campagnes conjointes sur les marchés et les données.

  3. Conduire des enquêtes sur les fiducies de données/données collectives des travailleurs et travailleuses.

  4. Engager des discussions avec les organisations internationales et régionales compétentes – Nations Unies, OCDE, FEM, UE, UA, entre autres – par rapport à l’accès conjoint aux données et au contrôle partagé de ces dernières comme outils de protection de la démocratie ainsi que des droits et moyens de gouverner.

  5. Travailler de concert avec l’ISP et la CSC, la Commission syndicale consultative auprès de l’OCDE, afin de mettre en évidence le lien entre les Principes directeurs des Nations Unies relatifs aux entreprises et aux droits de l’homme et les articles sur l’accès aux données et le contrôle de ces dernières. Les Principes directeurs des Nations Unies peuvent-ils favoriser l’autonomie des gouvernements/autorités publiques ?

A long terme

  1. Créer des fiducies pour les données des travailleurs et travailleuses afin de les autonomiser.

  2. Développer des structures de données communautaires publiques pour veiller à ce que les gouvernements disposent des données nécessaires pour opérer de manière responsable et efficace, tout en respectant la confidentialité et en autonomisant les citoyens et citoyennes.

Références principales

Références sur les fiducies de données

Références sur les marchés

2. Travail, droits des travailleurs et travailleuses et gouvernance sur les lieux de travail

Cette section débute par une description de la précarité croissante de l’emploi au sein des services publics et par des observations sur les effets qu’aura la crise de la COVID-19 sur le travail du secteur public. Nous nous attarderons ensuite sur l’influence des technologies numériques et de l’automatisation sur les droits des travailleurs et travailleuses, avant de conclure avec des suggestions de stratégies syndicales qui pourraient autonomiser les travailleurs et travailleuses et protéger leurs droits grâce à la négociation collective et aux structures de gouvernance conjointe.

Cette section avance l’argument selon lequel les données et les systèmes algorithmiques constituent les piliers de l’ensemble des outils et services numériques. Comme nous l’aborderons dans d’autres sections, les employeurs conçoivent leurs propres outils et systèmes exclusifs, soit en achètent ou en louent. Cette réalité affecte directement et indirectement les travailleurs et travailleuses, la nature de leur travail et leurs droits. En conséquence, les travailleurs et travailleuses et leur syndicat doivent réclamer des droits bien plus forts à l’égard des données extraites et générées sur le lieu de travail, ainsi qu’exiger d’avoir voix au chapitre concernant la gouvernance des systèmes algorithmiques.

Nature changeante du travail

L’ISP et la FSESP ont publié plusieurs rapports sur les effets de la numérisation sur le travail. Elles y dépeignent une précarité croissante de l’emploi dans le secteur public, exacerbée dans certains pays par une combinaison de politiques d’austérité fiscale et de stratégies de numérisation dont le principal objectif est de réduire les coûts en limogeant du personnel et en réduisant les ressources humaines dans les services publics (ISP, p. 66). D’après le rapport de la FSESP, la numérisation a la plus grande incidence sur l’intensification du travail (près de deux-tiers des personnes ayant répondu à l’enquête), suivie par la surveillance du travail et des travailleurs et travailleuses, l’attachement de la direction aux performances et les conséquences sur la santé mentale (plus de la moitié des personnes ayant répondu à l’enquête). Les personnes interrogées ont également signalé avoir ressenti une diminution/standardisation des contacts sociaux entre collègues (37 pour cent).

La synthèse du rapport « La numérisation et les services publics : une perspective syndicale » énumère très clairement comment la numérisation affecte les marchés de l’emploi et du travail des services publics de cinq manières (p. 22-23) :

  1. en créant des emplois et de nouvelles professions liés aux nouvelles technologies numériques (par exemple, analystes de données massives, développeurs d’applications, spécialistes de la cybersécurité, spécialistes en appareils numériques et de la maintenance, ingénieurs en recherche et développement numérique, etc.) ;

  2. en détruisant des emplois et des tâches qui peuvent être numérisés, automatisés ou robotisés, notamment les tâches à faible valeur ajoutée ou requérant peu de compétences, simples, répétitives ou les travaux dangereux, fastidieux ou pénibles (par exemple, la gestion et le traitement des factures, la gestion des bases de données, les tâches administratives, les patrouilles de sécurité et de surveillance, le routage des tests médicaux, etc.) ;

  3. en modifiant la teneur des emplois (par exemple, une complexification qui nécessite davantage de compétences et de tâches pour réaliser le même travail), l’effacement de la distinction entre lieu de travail et travail/vie privée (la combinaison du travail mobile, du travail au bureau et du télétravail), et l’avènement de nouvelles formes de management axées sur le numérique (par exemple, le contrôle numérique du temps de travail et de la performance, le partage de bureau numérique et les logiciels de travail collaboratif, etc.) ;

  4. en changeant la relation avec les citoyens et citoyennes/usagers des services, en réduisant considérablement les interfaces et les contacts humains (par exemple, des interfaces machine intelligentes, des agents conversationnels et des services et des soins numériques aux usagers ; le remplacement des conversations téléphoniques par une gestion informatisée des usagers ; des interfaces en ligne pour l’accès aux services et des équipements numériques en self-service tels que des services de registres et des bibliothèques ; des compteurs intelligents et des capteurs de consommation automatisés, etc.) ;

  5. en modifiant les relations de travail, à la suite de l’essor des services numériques d’emploi et du travail sur plateforme, généralement en vue d’une externalisation, d’une privatisation (par exemple, dans les services sanitaires et sociaux), en lien avec l’extension des formes d’emploi atypiques, précaires, notamment le faux-travail indépendant sans contrat de travail formel et les contrats « zéro heure » avec une couverture et une protection sociale partielle ou inexistante.

Comme l’a fait remarquer Rosa Pavanelli dans l’avant-propos de ce rapport, ces observations et ces expériences pourraient bien s’aggraver, à l’heure où le secteur public se débat pour trouver des solutions à la crise de la COVID-19, que ce soit pendant ou après. En parallèle, l’automatisation des tâches administratives – y compris les ressources humaines, la planification et la gestion des performances – gagne les services publics.

Attention aux emplois

Comme l’a signalé l’ISP à de nombreuses reprises, la numérisation des services publics affecte également le type et la nature des emplois au sein de ces services, en plus d’entraîner un changement des conditions de travail. Le chapitre 3 du rapport « La numérisation et les services publics : une perspective syndicale » se penche justement sur ces questions : de la création/suppression d’emplois à l’altération de la teneur des emplois ainsi que de la relation avec les citoyens et citoyennes et les usagers et usagères, ou encore à la modification des systèmes d’emploi et de la relation entre travailleur ou travailleuse et employeur.

En outre, le travail s'intensifie de plus en plus – puisque les tâches répétitives sont numérisées et automatisées (voir la partie « nature changeante du travail » de ce rapport) –, est suivi de près et surveillé, et efface la distinction entre la vie privée et la vie professionnelle. Cette culture du « travail en permanence » alimentée par les outils numériques est en effet la raison pour laquelle plusieurs pays et de nombreux syndicats ont plaidé en faveur d'un droit à la déconnexion. (Une telle législation nationale existe déjà en Allemagne, en Espagne, en France, en Italie, au Luxembourg et aux Philippines. La Belgique, le Canada et l’Inde sont en train d’en adopter une.)

Des pertes d’emplois sont à prévoir. Selon le rapport de l’ISP, la numérisation devrait affecter entre 3 pour cent et 8 pour cent de la main-d’œuvre française (40 000 à 110 000 travailleurs et travailleuses) dans un avenir proche, en particulier dans les secteurs administratifs et techniques. Le syndicat britannique UNITE, qui est actif dans plusieurs secteurs, estime que sur ses 1,4 million de membres, plus de 230 000 pourraient perdre leur emploi en raison de l’automatisation d’ici 2035, et nombre de travailleurs et travailleuses des services de santé et des administrations locales seraient menacés. Le syndicat néerlandais FNV a signalé que sur un total de 15 000 emplois, 1 500 d’entre eux – qui requéraient généralement peu de compétences – ont été supprimés en raison de la numérisation des services juridiques.

Pour contrer l’automatisation des emplois et les pertes d’emplois prévues un peu partout, un revenu universel de base a été proposé.Dans le rapport « Universal Basic Income: A Union Perspective » (Revenu universel de base : une perspective syndicale) de l’ISP publié en 2019, la Secrétaire générale Rosa Pavanelli s'inquiète toutefois que le revenu universel de base devienne « un généreux cadeau pour les plus nantis qui n’en ont pas besoin ». Elle ajoute :

« Avec la mise en place d'un revenu universel de base, d’aucuns prétendent que les obligations de l’Etat quant à l’assistance sociale seront remplies. Les citoyens seront libres d'utiliser leur argent comme comme bon leur souhaite, sans interférences du gouvernement. Pour financer un revenu universel de base, les dépenses publiques devront augmenter sensiblement, et ceux qui privilégient les solutions privées aux contrats publics auront certainement là un argument puissant pour réduire les dépenses sociales qui pourraient exister. »

Il ne fait aucun doute que le revenu universel de base soumet les intérêts du peuple à ceux de la transformation numérique et de l’école de pensée du solutionnisme numérique. Au contraire, pour lutter contre les suppressions d’emplois, les syndicats doivent exiger des employeurs publics qu’ils se conforment au plan pour le peuple, par lequel les employeurs s’engagent à investir et à encourager le développement professionnel de leur personnel en lien avec l’introduction de technologies perturbatrices. Ce plan est détaillé à la partie « plan pour le peuple ».

Préjugés et inégalités

Comme l’énoncent clairement les rapports de l’ISP intitulés « Digital trade rules and big tech » (Les règles en matière de commerce numérique et les géants du numérique) et « La numérisation et les services publics : une perspective syndicale », la non-gouvernance de la numérisation continuera d’exacerber les inégalités existantes sur le marché du travail, qui se fondent sur les compétences, le genre et d’autres caractéristiques du travailleur ou de la travailleuse.

Les algorithmes sont biaisés, puisque cela fait partie de notre nature en tant qu’êtres humains ; ou, selon l’expression consacrée, « de mauvaises données sont synonymes de mauvais résultats ». Les ensembles de données servant à la formation des algorithmes ou des systèmes d’IA seront biaisés. C’est la raison pour laquelle nous avons besoin d’une gouvernance, que ce soit pour les instructions transmises aux algorithmes, les données entrantes et sortantes et les résultats des systèmes algorithmiques.

Dans son rapport récent « Artificial intelligence and gender equality: key findings of UNESCO’s Global Dialogue » (Intelligence artificielle et égalité des genres : principales conclusions du dialogue mondial de l’UNESCO), l’UNESCO précise : « Les recherches [...] montrent sans ambiguïté que les préjugés sexistes que l'on trouve dans les ensembles de données de formation utilisées pour nourrir l'IA, les algorithmes et les dispositifs peuvent répandre et renforcer des stéréotypes sexistes nuisibles. Ces préjugés sexistes risquent de stigmatiser et de marginaliser davantage les femmes à l'échelle mondiale. Compte tenu de la présence croissante de l'IA partout dans nos sociétés, ces préjugés font courir aux femmes le risque d'être laissées pour compte dans tous les domaines de la vie économique, politique et sociale. Ils peuvent même faire reculer certains des progrès considérables que les pays ont récemment accomplis vers l'égalité des genres. »

Le rapport s’achève sur une série de recommandations claires, qui énoncent notamment que les gouvernements doivent : « respecter les politiques, réglementations et mécanismes (de façon proactive et en adoptant des voies de recours) qui font la promotion de l’égalité des genres au sein de l’IA et grâce à cette dernière ; encourager le développement d’applications d’IA qui ne perpétuent pas les préjugés ni n’ont une incidence négative sur les filles et les femmes, mais répondent à leurs besoins et résonnent avec leurs expériences ; créer des mécanismes afin de financer des systèmes participatifs d’IA, l’accès à l’IA et une formation sur l’IA pour les filles et les femmes ; promouvoir la diversité et l’égalité lors de l’embauche, sur les chaînes d’approvisionnement et dans les pratiques connexes ; et contribuer à la collecte de données ventilées par genre ».

Les préjugés et la discrimination ne se limitent toutefois pas aux questions de genre. La discrimination raciale des technologies comme la reconnaissance faciale, les logiciels d’enregistrement audio ou les algorithmes juridiques n’est plus à démontrer. Dans la mesure où ces technologies influencent les politiques, les systèmes de protection sociale, les services financiers et les algorithmes de recrutement dans la vraie vie, il est plus que grand temps que nous exigions que l’ensemble des systèmes autonomes (algorithmes, IA) soient gouvernés par plusieurs parties prenantes.

Afin d’éviter la marchandisation de l’emploi du secteur public dans tous les secteurs, les travailleurs et travailleuses ainsi que leur syndicat devront prendre des mesures énergiques pour combler les lacunes de nombreuses réglementations mondiales en matière de protection des données et négocier en faveur de plusieurs dispositions clés, à savoir :

  1. Tout d’abord, exiger que les travailleurs et travailleuses puissent exercer des droits à l’égard des données nettement renforcés. En effet, les travailleurs et travailleuses du monde entier sont directement – ou partiellement – exclus des réglementations en matière de protection des données. Même dans le RGPD, des dispositions plus strictes concernant les données des travailleurs et travailleuses présentées par le Parlement européen n'ont pas atteint la version finale du règlement.

  2. Ensuite, demander à ce que les systèmes algorithmiques déployés sur le lieu de travail qui extraient ou intègrent des données sur les travailleurs et travailleuses ou les outils de surveillance et de contrôle des travailleurs et travailleuses soient gouvernés de manière conjointe.

  3. Enfin, adopter une nouvelle politique obligeant les employeurs qui adoptent des technologies perturbatrices à former à nouveau leur main-d'œuvre actuelle ou à en renforcer les compétences, et à offrir des possibilités de formation et de reconversion professionnelle à celles et ceux qui seront affecté·es ailleurs.

Nous allons désormais nous intéresser à ces trois problématiques.

Droits des travailleurs et travailleuses à l’égard des données et cycle de vie des données au travail

Nombre de réglementations mondiales en matière de protection des données excluent directement les données des travailleurs et travailleuses, qui sont parfois moins bien protégées que les données des citoyens et citoyennes. Par ailleurs, toutes ces soi-disant réglementations traitent des droits individuels et non des droits collectifs (Colclough, 2020), ce qui vient renforcer l’emprise des employeurs (publics et privés) au détriment des droits des travailleurs et travailleuses, des droits humains et du pouvoir des syndicats. Compte tenu de la vision syndicale à plus long terme qui préconise un accès conjoint aux données et un contrôle partagé de ces dernières (Singh pour l’ISP, 2020), les syndicats doivent commencer à élargir leurs conventions collectives pour y intégrer le cycle de vie des données au travail. Ce faisant, les travailleurs et travailleuses détiendront un pouvoir plus grand à l’égard des données extraites, utilisées, conservées voire vendues par les employeurs.

Le cycle de vie des données utilisé dans le présent rapport s’inspire du Code de conduite – Protection des données personnelles des travailleurs de l’OIT, publié en 1997.

Figure 1 : cycle de vie des données au travail, Christina J. Colclough

L’étape de collecte des données couvre les outils de collecte internes et externes, les sources des données, l'information ou non des délégué·es syndicaux·ales sur les outils ciblés et s’ils ou elles ont le droit de les contester ou de les rejeter. La plupart des données sont extraites sans que les travailleurs et travailleuses (ou les citoyens et citoyennes) n’en aient connaissance, et les équipes de direction doivent en assumer la responsabilité. Le RGPD oblige les entreprises à effectuer une analyse de l’impact lorsqu’elles introduisent une nouvelle technologie susceptible d’engendrer un risque élevé pour les informations des autres parties. Elles sont par ailleurs tenues de consulter les travailleurs et travailleuses. Pourtant, rares sont les syndicats qui peuvent accéder à ces analyses ou en connaissent l’existence. Les syndicats doivent revendiquer leurs droits à y contribuer.

Pendant l’étape d’analyse des données, les syndicats doivent compenser les lacunes juridiques identifiées, notamment l’absence de droits vis-à-vis des conclusions (profils et probabilités statistiques) tirées par les systèmes algorithmiques. Les travailleurs et travailleuses doivent obtenir un meilleur aperçu de ces conclusions et y accéder plus facilement, tout en ayant le droit de les modifier, de les bloquer voire de les supprimer. Ces conclusions peuvent servir à définir les horaires « idéaux », les salaires (s'ils sont liés à des indicateurs de performance) ou, dans le domaine des ressources humaines, à décider qui embaucher, promouvoir ou licencier. Elles peuvent aider à prévoir certains comportements en s’appuyant sur les tendances historiques ou sur les données liées aux émotions et/ou aux activités. L’accès à ces conclusions s’avère par conséquent nécessaire à l’autonomisation des travailleurs et travailleuses et à la concrétisation des droits humains. Sans ces droits, il ne sera pas possible de contrôler la manière dont les équipes de direction emploient les systèmes algorithmiques ou d’influencer les discriminations et préjugés fondés sur les données.

L’étape de conservation des données est déjà essentielle, mais elle gagnera encore plus en importance si les négociations sur la « libre circulation des données » dans le contexte du commerce électronique sont adoptées au sein de l’Organisation mondiale du commerce, et en marge de cette dernière. Cela impliquerait que les données soient déplacées au-delà des frontières vers ce qui pourrait être des zones où la confidentialité est moindre. Elles seraient ensuite utilisées, vendues, regroupées et revendues comme les sociétés l’entendent.

En outre, les syndicats doivent faire preuve de vigilance lors de l’étape de transfert des données, qui se rapporte à la suppression des données ainsi qu’à la vente ou au transfert d’ensembles de données – avec les conclusions et profils connexes – à des tiers. Les syndicats doivent négocier de bien meilleurs droits pour savoir ce qui est transféré et à qui, dans l’objectif de pouvoir s’opposer au processus, voire de le bloquer. Cette exigence est d’autant plus importante à l’aune des négociations relatives au commerce électronique. De la même manière, les syndicats doivent au minimum avoir le droit de demander la suppression des ensembles de données et des conclusions lorsque la finalité pour laquelle elles ont été traitées a été atteinte, conformément au principe de minimisation des données prévu par le RGPD (article 5.1c).

Ces droits renforcés, obtenus grâce aux conventions collectives ou à la législation, permettraient de résoudre de nombreux problèmes liés à la surveillance et au contrôle des travailleurs et travailleuses. De surcroît, ils jetteraient les bases d’une transition vers des droits collectifs à l’égard des données, comme mentionné plus tôt dans ce rapport, telle qu’énoncée dans le rapport de l’ISP « Les droits économiques liés aux données ».

Gouvernance des systèmes algorithmiques

Des droits renforcés à l’égard des données doivent s'accompagner de nouvelles structures de gouvernance des systèmes algorithmiques sur le lieu de travail, qui peuvent être adoptées grâce à la négociation collective ou à la loi. Toutefois, bien que de nombreux principes existent autour de l’IA, très peu de personnes se sont penchées sur la concrétisation de ces principes.Le rapport « Understanding artificial intelligence ethics and safety. A guide for the responsible design and implementation of AI systems in the public sector » (Comprendre l’éthique et la sécurité de l’intelligence artificielle : guide pour la conception et l’adoption responsables de systèmes d’IA dans le secteur public), publié en 2019 par l’Alan Turing Institute et Dr David Leslie, fait ici office d’exception. Ce rapport constitue un guide complet sur la gouvernance des systèmes algorithmiques au sein du secteur public. Les difficultés rencontrées y sont bien étayées, et sont agrémentées de conseils concrets sur la voie à suivre :

« Si cette thématique peut se montrer extrêmement technique sous bien des aspects, il est important de s’assurer que les discussions portant sur l'interprétation de votre système d’IA demeure multidisciplinaire et inclusive. » (page 44 du rapport).

Par ailleurs, la Digital Future Society recommande quatre principes de base dans son rapport « Towards Gender Equality in Digital Welfare » (Vers l’égalité des genres au sein de l’Etat providence numérique) afin de garantir l’égalité des genres dans les systèmes automatisés de prise de décision :

  1. des ensembles de données et des statistiques classées par genre ;

  2. une intégration des questions de genre à la planification ;

  3. une élaboration concertée, un contrôle et une possibilité de formuler des commentaires ;

  4. une égalité par défaut.

Pour joindre le geste à la parole et produire des résultats mesurables et viables sur les lieux de travail, nous devons apprendre à gouverner l’ensemble des systèmes (semi-)autonomes au travail qui touchent directement ou indirectement les travailleurs et travailleuses. Nous appellerons ces systèmes plus généralement des « systèmes algorithmiques ». Le terme « systèmes algorithmiques » couvre l’ensemble des systèmes qui génèrent des données ou se fondent sur ces dernières et incluent – ou non – une certaine forme d’intelligence artificielle. Ils ont tous recours à une certaine forme d’analyse algorithmique. Ce qui importe ici, c’est que ces systèmes sont employés dans les ressources humaines (systèmes de recrutement automatisés), les activités de planification (déplacements des soignants et soignantes à domicile) et/ou les outils de suivi des flux de travail, de la vitesse et de la productivité. Le recours à des algorithmes implique un résultat qui viendra évaluer les performances ou activités des travailleurs et travailleuses en se basant sur des normes.

Les travailleurs et travailleuses doivent prendre part à la gouvernance de ces systèmes, que ce soit avant leur utilisation ou après, sur une base régulière. Quel est le but du système ? Avec quelles données est-il entraîné ? Quels sont les risques (préjugés, discrimination) pour les individus ou les groupes de travailleurs et travailleuses (ou les citoyens et citoyennes) ? L’algorithme est-il juste ? Si oui, par rapport à qui ? Une fois le système algorithmique utilisé, ses résultats doivent être évalués. A-t-il eu les effets escomptés ? Les résultats répondent-ils à l’objectif fixé ? De nouveaux cas de discrimination ou de préjugés se sont-ils fait jour ? Comment y remédier ? Et comment le système peut-il être modifié ou amélioré ? La figure 2 ci-dessous illustre le cycle de gouvernance.




Figure 2 : modèle de gouvernance conjointe pour les systèmes algorithmiques

Plus important encore, les résultats des évaluations doivent être répertoriés et enregistrés afin de pouvoir cumuler les leçons tirées des systèmes adoptés et de vérifier s'ils respectent la loi. Cela permet également de responsabiliser les équipes de direction quant aux systèmes qu’elles déploient.

Plan pour le peuple

Les syndicats peuvent en outre formuler une troisième demande : obliger les employeurs, par les conventions collectives ou la loi, à investir dans leur personnel dans le contexte des investissements qu'ils dégagent pour les nouvelles technologies numériques ou perturbatrices. Par exemple, un employeur qui investit dans un nouvel outil de planification algorithmique a consacré du temps et de l’argent pour examiner le marché, parler à des consultants, acheter ou louer le produit et éventuellement former la direction. Dans le cadre de cet investissement, les employeurs doivent allouer des moyens financiers pour un plan pour le peuple qui englobe les mesures reprises à la figure 3 ci-dessous.

Figure 3 : éléments d'un plan pour le peuple considérés comme obligatoires par rapport aux employeurs

Pistes de réflexion pour les syndicats

Les données et les systèmes algorithmiques constituent les piliers de l’ensemble des outils et services numériques, et les employeurs conçoivent leurs propres outils et systèmes exclusifs, ou en achètent et en louent. Cette réalité affecte directement et indirectement les travailleurs et travailleuses, la nature de leur travail et leurs droits.

Les syndicats devraient réfléchir aux activités suivantes :

  1. Définir une stratégie en faveur des droits collectifs à l’égard des données qui passe principalement par le renforcement des droits des travailleurs et travailleuses à l’égard des données dans le monde entier.

  2. Elaborer des modules de formation pour l’équipe de direction, les délégué·es syndicaux·ales, les spécialistes et d’autres membres du personnel. Ces modules doivent traiter de la négociation du cycle de vie des données au travail, de la gouvernance conjointe des systèmes algorithmiques et d’autres questions numériques connexes.

  3. Rédiger des guides sur les modules susmentionnés incluant des thématiques et des questions qui aideront les affiliés et leur personnel à négocier sur le numérique.

  4. Proposer des modèles d’articles de convention collective pour assister les affiliés lorsqu'ils négocient.

  5. Mener une enquête sur les conséquences de la COVID-19 sur la nature changeante du travail, y compris la précarité et la numérisation.

Références principales

3. Commerce numérique et taxation du numérique

Cette section examine deux problématiques. Tout d’abord, le commerce numérique et l’émergence des débats sur le commerce électronique dans les accords commerciaux au sein de l’Organisation mondiale du commerce et en marge de cette dernière. Enfin, la taxation du numérique.

Commerce numérique

Les négociations commerciales constituent un domaine complexe souvent marqué par des appellations et références uniques ainsi qu’un langage juridique qui empêchent les personnes inexpérimentées d’y comprendre quoi que ce soit. Pourtant, le commerce numérique menace le droit des gouvernements nationaux de gouverner, d’adopter des réglementations qui servent les intérêts de leurs travailleurs et travailleuses et de leurs citoyens et citoyennes ainsi que de définir leurs propres stratégies à long terme, sans interférences des sociétés, en vue de mener une révolution industrielle numérique qui fasse la promotion des commerces, politiques et processus locaux. (voir les rapports de l’ISP « Les Vrais bons amis de l’Accord des entreprises transnationales », « L’ACS contre les services publics » et « Vue d’ensemble sur le commerce international et l’Afrique »)

Comme l’a fait remarquer la professeure Jane Kelsey dans le rapport de l’ISP « Digital Trade Rules And Big Tech » (Les règles en matière de commerce numérique et les géants du numérique) : « Le but [des multinationales] est de réduire la taille et le pouvoir de l’Etat, d’élargir la taille et la portée des marchés à but lucratif, et d’accroître le pouvoir mondial des entreprises transnationales. A mesure que de nouvelles sources de profit et d’expansion apparaissent, les règles commerciales s’ajustent. Depuis les années 1990, les accords ciblent les lois et politiques gouvernementales sur les services, y compris la finance et les télécommunications, les marchés publics, la propriété intellectuelle et le savoir-faire technologique. Ces dix dernières années, l’attention s’est portée sur le commerce électronique, ou le commerce numérique, à l’heure où la révolution numérique s’accélérait. Ce sujet gagne en puissance, à l’instar des restrictions au droit des gouvernements de réglementer. »

Les accords et négociations commerciaux prévoient des règles en matière de commerce numérique similaires. Si au départ, les géants du numérique ont tenté de convaincre les gouvernements que l’adoption de ces règles s’accompagnerait de nouvelles opportunités de développement et de réduction des coûts, ces dispositions ont en réalité pour but de limiter la marge de manœuvre des gouvernements. Les règles en négociation englobent la suppression des principaux droits fondamentaux suivants : la possibilité d’imposer la localisation des données, le droit d’accéder au code source, le droit de demander la présence physique – et donc légale – des multinationales, et le droit de demander un transfert de technologie.

L’ISP et OWINFS (Notre monde n'est pas à vendre) ont mené une campagne efficace, qui a permis la non-adoption de plusieurs de ces dispositions dans l’Accord sur le commerce des services (ACS) qui a désormais été entériné, mais les sociétés qui défendaient ces mesures se sont tournées vers d’autres plateformes. Le rapport « Digital trade rules and big tech » (Les règles en matière de commerce numérique et les géants du numérique) de l’ISP étaye la façon dont ces revendications ont été intégrées à l’Accord de partenariat transpacifique (PTP).Maintenant, ces mêmes dispositions font l’objet de discussions au sein de l’Organisation mondiale du commerce et en marge de cette dernière (voir l’article « Digital Trade Rules » (Règles en matière de commerce numérique) de James, D., 2020).

Afin de déroger aux négociations de l’OMC, les Etats-Unis sont en voie de signer des accords commerciaux bilatéraux moins conséquents, qui régissent le commerce numérique, la libre circulation des données et d’autres questions (par exemple, avec le Brésil, la Chine et le Japon). A l’inverse d'un accord de libre-échange global, ces plus petits arrangement ne nécessitent pas l’accord du Congrès, qui peut ralentir un accord pendant de nombreux mois, voire l’enrayer totalement. Le représentant américain au Commerce a publié le contenu de l’accord commercial entre les Etats-Unis et le Japon, dont les dispositions sont très similaires à celles des négociations de l’OMC en cours.

Sans creuser plus en détail chaque demande, il est intéressant de noter qu’elles concernent l’ensemble des secteurs et thématiques abordés par le présent rapport, y compris :

  • 1. le droit des administrations locales et nationales de gouverner librement et d’ainsi entraver la mainmise du secteur privé, ainsi que les moyens auxquels elles recourent pour y parvenir (voir l’analyse de l’ISP pour l’Amérique latine en cliquant ici) ;

  • 2. les marchés publics (par lesquels les autorités publiques n’auront plus le choix de faire appel à des entreprises locales et de leur donner la priorité, ce qui fera entrer les PME en compétition contre des multinationales et leurs chaînes d’approvisionnement mondiales) ;

  • 3. les droits à l’égard des données et l’opposition à la localisation des données (qui empêche par conséquent les fiducies de données collectives) ;

  • 4. les villes intelligentes (voir l’exemple de Toronto ci-après) ;

  • 5. les soins de santé et les données liées à la santé ; 6. la taxation ; entre autres.

Références principales

Numérisation et taxation

Les recettes fiscales ont plusieurs finalités : couvrir les dépenses publiques, redistribuer les richesses et servir d'instrument réglementaire en vue d’encourager ou de réprimer certaines activités en augmentant ou diminuant les coûts. La taxation constitue en outre une part importante de la démocratie. Le pacte social exigeant une responsabilisation des gouvernements est lui aussi renforcé lorsque les individus y participent grâce à leurs impôts.

Réglementer la transformation numérique grâce à la taxation

Afin d’évaluer la valeur réelle des activités numériques, la CNUCED a dressé la liste d'un certain nombre d'initiatives dans son Rapport sur l’économie numérique de 2019 (p. 56). Bill Gates a avancé sa célèbre idée de taxer les robots au même taux que celui auquel les travailleurs et travailleuses (désormais déplacés) auraient été taxés, afin que les recettes fiscales puissent financer davantage d’emplois dans l’éducation et les soins aux personnes âgées. D’après Bill Gates, l’objectif consiste également à ralentir la vitesse d’adoption des technologies afin d’accorder un temps d’adaptation plus long à la société. La parlementaire européenne Mady Delvaux a elle aussi proposé une taxe sur les robots, qui a été largement refusée.

D’aucuns ont fait remarquer que la transformation numérique du marché du travail influencera profondément l’assiette de revenus, avec des effets différents encore dans les pays en développement, puisque l’impôt sur les sociétés y représente une plus grande portion des revenus. Comme l’a déclaré l’ancien chef d’unité de la DG ECFIN de la Commission européenne, Jakob Wegener Friis, en février 2019 : « Le déplacement de travailleurs résultant de l’IA exercera très probablement une forte pression sur les recettes de l'Etat, si le système actuel, qui repose sur l'impôt sur le revenu des personnes physiques et les cotisations sociales, n’est pas adapté. Cet impact sur les recettes fiscales pourrait être plus élevé encore si l’on passe d'un régime d’emploi régi par des contrats à durée indéterminée et formels, où les employeurs sont généralement chargés de collecter les recettes fiscales, à un système de travail indépendant ou de petits boulots numériques, plus complexe sur le plan fiscal. Par ailleurs, cette organisation de l’emploi impliquera probablement une augmentation des dépenses pour les allocations de chômage, les politiques du marché du travail actives et l’éducation. »

Toutefois, si beaucoup s’accordent à dire qu’une solution doit être trouvée, toutes les propositions présentées auparavant soulèvent des questions sans y répondre. Qu’est-ce qu’un robot ? Est-ce qu’Excel est un robot ? Comment formuler une définition qui soie suffisamment large pour éviter les vides juridiques et empêcher l’évasion fiscale dans le secteur ? Aussi, sans une meilleure forme de gouvernance fiscale mondiale, nous courons le risque de voir émerger des paradis fiscaux pour les robots. Et comment nous assurer que les travailleurs et travailleuses de plateforme profitent du même degré de protection sociale et de protection de l’emploi que les travailleurs et travailleuses salarié·es, et que le même niveau d'impôt soit versé ?

Quelles réponses pourrait-on apporter pour modifier les incitations fiscales pour les robots ou les technologies numériques ? Une solution serait d’interdire l’amortissement accéléré des investissements dans l’automatisation. Les professeurs Abbott et Bogenschneider (2018) suggèrent que l’amortissement fiscal des entreprises où l’automatisation du travail est élevée soit automatiquement réduit au-delà d'un certain seuil.

Selon Abbott et Bogenschneider :

« Le système fiscal encourage l’automatisation même lorsqu’elle n’est pas efficace... La grande majorité des recettes fiscales proviennent désormais des revenus issus du travail. Les sociétés évitent ainsi l’impôt en réduisant leur nombre d’employés. » (p. 1)

Dans leur article « Artificial Intelligence, Automation, and Work » (Intelligence artificielle, automatisation et travail), Daron Acemoglu et Pascual Restrepo (2019) font écho à cette réflexion, avant d’ajouter l’observation suivante :

« Le fait que les subsides incitent les entreprises à remplacer le travail par le capital, même si cela n’est pas rentable sur le plan social (bien que le subside en lui-même apporte un bénéfice privé), se trouve à l’origine de cet effet négatif. » (p. 225)

La recherche susmentionnée a ensuite été reprise en février 2019 par Eduardo Porter dans un article du New York Times. Il y fait remarquer que de nombreuses entreprises investissent dans l’automatisation parce que cette pratique est encouragée par le code fiscal, et non parce que les robots sont plus productifs. Il affirme que le fait de taxer les robots les empêchera non seulement de tuer l’emploi, mais permettra également d’uniformiser les règles du jeu pour veiller à ce que les investissements dans l’automatisation s’accompagnent d'un accroissement de la productivité.

Taxation des entreprises du numérique

La capacité des multinationales à transférer artificiellement leurs bénéfices dans des paradis fiscaux afin d’éluder l’impôt dans le pays où les travailleurs et travailleuses se trouvent et où l’activité économique a lieu a entraîné une diminution de la part des impôts sur les sociétés au fil des décennies. Rédigées il y a plus d’un siècle, les règles internationales en matière d'impôt sur les sociétés ne sont pas en phase avec les modèles des multinationales contemporaines. Les modèles de commerce numérique élaborés ces dernières décennies ont exploité ces vides juridiques, permettant ainsi à de nombreuses entreprises du numérique – qui sont désormais les plus grandes sociétés au monde – de ne plus payer aucun impôt. La série d’exposés de l’ISP intitulée « Réviser l’impôt sur les sociétés : revendications syndicales » étaye comment les sociétés s'y prennent et met en lumière les effets dévastateurs de ces stratégies sur les travailleurs et travailleuses et sur les syndicats.

Face au mécontentement croissant causé par l’évasion fiscale, le G20 a demandé à l’OCDE de concevoir des solutions, ce qui a donné naissance au document sur l’érosion de la base d’imposition et le transfert de bénéfices (BEPS) en 2013. Des campagnes de pression menées par des multinationales ont veillé à ce que les résultats du projet BEPS n’aient que peu d’impact et ne parviennent pas à résoudre le fond du problème posé par le transfert des bénéfices vers des paradis fiscaux. Le refus de traiter les multinationales en tant qu’entreprises mondiales uniques (impôt unitaire) et d’affecter les recettes fiscales mondiales aux pays selon l’endroit où les recettes sont effectivement générées et non où elles sont transférées artificiellement à l’aide d'une formule (formule de répartition) est ce qui a causé la perte de ce projet. L’impôt unitaire et la formule de répartition constituent des revendications de longue date du mouvement pour la justice fiscale mondiale et de la Commission indépendante pour la réforme de l’impôt international sur les sociétés (ICRICT).

Toutefois, même l’OCDE a affirmé que le niveau d’abus des entreprises du numérique était tel qu’un nouveau sous-ensemble de règles serait nécessaire pour les modèles de commerce numérique. Plus important encore, l’OCDE a reconnu que l’intégration des activités des entreprises du numérique dans plusieurs autres secteurs empêchait de les séparer du reste de l’économie sur le plan fiscal. Pour lutter contre ce phénomène, il est crucial d'imposer les entreprises de manière globale par le biais d'une forme d’impôt unitaire. Mais même ces tentatives ont échoué et ont été bloquées par les Etats-Unis, qui agissent dans l’intérêt du secteur des technologies.

En mai 2020, South Centre a publié un document de recherche intitulé « Mesures nationales sur l'imposition de l'économie numérique », qui a examiné les problèmes liés à la proposition de l’OCDE de fixer des normes mondiales. Il est parvenu aux conclusions suivantes :

  1. De nombreux pays de l'OCDE prennent des mesures au niveau national, au grand dam de l'OCDE. Les pays sont invités à adhérer aux négociations alors que les pays de l'OCDE eux-mêmes ne le font pas, et de plus en plus de pays adoptent unilatéralement une certaine forme de fiscalité numérique.

  2. Tous les pays ont le droit de prendre des mesures nationales.Les mesures introduites peuvent être classées en trois grandes catégories : (a) Taxes sur les services numériques (b) Nouvelles règles de nexus, principalement la Présence économique significative (c) Retenues d'impôt à la source sur les transactions numériques.

  3. Les mesures nationales ont eu un impact positif sur la discussion multilatérale. Comme de plus en plus de pays ont commencé à prendre des mesures nationales sur la taxation de l'économie numérique, l'OCDE a été contrainte de prendre des mesures pour accélérer les discussions multilatérales

De nombreux pays, frustrés par l’absence de progrès et prêts à tout pour obtenir des recettes supplémentaires, ont en effet introduit des taxes sur les services numériques. Le Centre de recherche et de responsabilisation en matière d’impôt international sur les sociétés (CICTAR) souligne l’importance du modèle utilisé pour rédiger les taxes sur les services numériques.

Si le modèle de l’OCDE n’est pas parfait, il est préférable de taxer, à l’échelle nationale, les entreprises du numérique selon la répartition des bénéfices globaux par pays plutôt que d'imposer les achats individuels. En effet, les taxes sur les achats numériques – qui demeurent régressives à l’instar de toutes les taxes sur les achats – peuvent plus facilement être imposées aux consommateurs et consommatrices, alors qu’il est plus difficile de transférer les taxes sur les bénéfices, qui paraissent par conséquent plus progressistes. Il va de soi que ce sont les bénéfices qui devraient être taxés afin que les sociétés non rentables ne soient pas forcées de fermer boutique à cause de l’impôt. L’adoption de taxes sur les achats numériques (parfois appelées à tort « taxes sur les services numériques ») à l’échelon national ne devrait pas engendrer une grande quantité de recettes supplémentaires, mais devrait permettre à ces sociétés de ne pas devoir payer leur juste part de l’impôt. En outre, les taxes sur les achats numériques nous éloignent des solutions globales dont nous avons besoin.

C’est pourquoi il est essentiel que le mécontentement croissant du grand public face à l’évasion fiscale dans le secteur du numérique stimule la taxation des entreprises du numérique selon les bénéfices globaux réalisés et non selon les achats individuels. Les pays ne doivent pas attendre l’OCDE pour adopter leur propre système fiscal national qui s’appuierait sur ce modèle.

Pistes de réflexion pour les syndicats

Les syndicats pourraient :

  1. Poursuivre les activités de sensibilisation à l’égard du commerce numérique et de la taxation du numérique (il est crucial que les syndicats du monde entier fassent avancer ces deux points ensemble).

  2. Participer aux discussions multilatérales en matière de taxation et de commerce qui proposent des alternatives durables.

  3. Sensibiliser le grand public à ces problématiques.

  4. Apporter leur soutien aux solutions qui visent à taxer l’économie numérique en fonction des bénéfices globaux engrangés et non des ventes.

  5. Collaborer avec le CICTAR afin d’exposer les actes répréhensibles des entreprises et de nouer des soutiens publics et politiques en vue de mettre en place les changements nécessaires.

Références principales

Commerce numérique

Taxation du numérique

4. Numérisation et développement

Bien que toutes les problématiques soulevées dans le présent rapport, et notamment aux deux premières sections sur la démocratie et les droits et moyens de gouverner et sur le commerce numérique et la taxation du numérique, touchent les pays en développement, certaines caractéristiques propres à l’expansion et à l’impact des technologies numériques dans les pays du Sud méritent d’être abordées. Cette section traitera des fractures numériques, du colonialisme numérique et de l’impact des négociations en cours sur le commerce numérique quant à la capacité des pays en développement à apporter leurs propres transformations industrielles et numériques en faisant preuve de souveraineté.

Fractures numériques

Au niveau mondial, un peu plus de la moitié des ménages (55 pour cent) ont une connexion à Internet, d’après l’UNESCO. Cette proportion s’élève à 87 pour cent dans les pays développés, à 47 pour cent dans les pays en développement et à seulement 19 pour cent dans les pays les moins développés. En outre, les habitants et habitantes des zones rurales du monde entier – et en particulier des pays du Sud – sont bien moins nombreux·euses à avoir accès à Internet, en comparaison aux habitants et habitantes des régions urbaines. D’après un rapport des Nations Unies (disponible en anglais uniquement), les principaux problèmes empêchant l’adoption et l’utilisation des TIC dans les zones rurales sont les suivants :

  • Manque d’électricité : on estime à 15 pour cent la proportion de la population mondiale qui n’a pas d’électricité.

  • Alphabétisation : de nombreuses personnes (13 pour cent) n'ont aucune maîtrise des compétences de base en écriture et en lecture.

  • Genre : les femmes ont 50 pour cent moins de chance d'utiliser Internet.

  • Pauvreté : des millions de personnes continuent de vivre en dessous du seuil international de pauvreté.

  • Attractivité : les coûts d'une connexion à haut débit sont élevés dans de nombreux pays.

  • Langue : la plupart du contenu publié en ligne est disponible dans un petit nombre de langues.

  • Contenu local : l’absence d’applications intéressantes localement réduit l’utilisation.

  • Couverture réseau : en 2016, les réseaux 3G couvraient 70 pour cent de la population, mais seulement 29 pour cent des habitants et habitantes des zones rurales.

Outre la fracture zone rurale/urbaine, les inégalités de genre qui touchent les technologies numériques sont encore plus préoccupantes. En effet, les femmes sont moins susceptibles d’avoir accès à Internet par rapport aux hommes, et cet écart ne fait que s’agrandir. Publié en 2019 en collaboration avec EQUALS Global Partnership, le document « Je rougirais si je pouvais » de l’UNESCO démontre que les femmes sont désormais quatre fois moins susceptibles que les hommes de maîtriser les outils informatiques, et ne représentent que 6 pour cent de la main-d'œuvre dans la conception des logiciels. En outre, d’autres inégalités dont on ne se soucie gère persistent, comme les castes en Asie du Sud et l’âge dans de nombreux pays.

La pandémie de COVID-19 devrait exacerber ces inégalités et ces fractures. D’après la Banque mondiale, la pauvreté devrait augmenter sensiblement des suites de la pandémie, dans la mesure où pas loin de 200 millions de personnes supplémentaires vivent désormais avec moins de 5,50 dollars par jour, surtout en Asie du Sud et en Afrique sub-saharienne.

Colonialisme numérique

Dans les pays du Nord, la numérisation a été réalisée de manière séquentielle ces 100 dernières années. En s’appuyant sur les investissements réalisés par les Etats dans des infrastructures, la téléphonie mobile, les smartphones et Internet ont ensuite pu se développer. En revanche, principalement grâce aux investissements privés, les pays du Sud sont en train de se lancer directement dans la technologie sans fil. Ces investissements proviennent principalement des géants de la technologie des États-Unis et de Chine : Microsoft, suivi par Apple, Amazon, Google, Facebook, Tencent et Alibaba - représentent deux tiers de la valeur totale du marché des plateformes numériques. Ces entreprises sont des superpuissances qui dominent les marchés et les sociétés.

Le terme « colonialisme numérique » se réfère à cette « ruée vers le Sud » des temps modernes, où les grandes entreprises de technologie proposent un accès Internet (à un coût élevé) tout en extrayant, analysant et devenant propriétaires des données des utilisateurs et utilisatrices pour en tirer profit et renforcer leur influence sur le marché, avec des avantages minimes pour les utilisateurs et utilisatrices. Sous le couvert de l’altruisme, les géants de la technologie utilisent leur influence et leurs ressources pour accéder à des données encore inexploitées.

Par exemple, le service Free Basics, une application mobile et une plateforme Web créées par Facebook, a été salué lors de son lancement en 2015 par le PDG de Facebook, Mark Zuckerberg, comme le « premier pas vers l'égalité numérique », en raison de son plan audacieux visant à permettre à des millions de personnes d’accéder à Internet, dont beaucoup vivent dans des pays en développement. Il permet d'accéder gratuitement à toute une série de services de base tels que des actualités, des informations météo et de santé, des offres d'emploi et, bien sûr, Facebook. Bien qu’interdit en Inde, ce programme est actuellement accessible dans plus de 63 pays d’Afrique, d’Amérique latine et d’Asie. Free Basics offre de nombreux services tiers d’entreprises privées américaines. Ce faisant, il récolte un très grand nombre de métadonnées sur les utilisateurs et utilisatrices et bafoue le principe de la neutralité du Web. Sa popularité découle principalement du prix très élevé de la connexion à Internet dans de nombreux pays en développement. D’après l’Alliance for Affordable Internet (2019), le prix moyen en Afrique pour un 1 Go de données correspond à 7,12 pour cent du salaire mensuel moyen. Dans certains pays, 1 Go de données coûte 20 pour cent du salaire moyen, un prix bien trop élevé sauf pour les plus nanti·es.

Dans le monde, 2,3 milliards de personnes vivent dans un pays où un forfait de 1 Go de données mobiles est trop onéreux pour les personnes gagnant le salaire moyen. La plupart proviennent des pays les moins développés, où le prix moyen pour 1 Go de données représente 14,8 pour cent du revenu national brut (RNB) par habitant, les utilisateurs et utilisatrices de certains pays comme la République démocratique du Congo, la République centrafricaine et Haïti étant obligé·es d’utiliser près de la moitié de leur salaire mensuel pour accéder à Internet.

Certains des pays les moins développés proposent toutefois des prix plus attractifs. C’est notamment le cas du Cambodge, où 1 Go de données coûte moins de 2 pour cent du RNB par habitant, en raison de la haute compétitivité de son marché de l’Internet.

Cette précipitation, tête la première, vers l’ère numérique a permis à des pays du Sud économiquement paralysés de profiter des technologies numériques, de nouvelles opportunités et d'une meilleure connexion, mais l'introduction de ces technologies a bien souvent devancé l’établissement d’institutions publiques, de réglementations légales et d’autres mécanismes qui pourraient faire face aux nouveaux défis découlant de ces technologies. Pour les entreprises privées (souvent étrangères), cette tendance a ouvert la porte à une extraction, une analyse et un contrôle facilités des données. Elle a en outre permis aux entreprises privées de contrôler ce que les populations pouvaient voir ou ce à quoi elles pouvaient accéder sur Internet, ainsi que les services et biens qui leur étaient proposés.

Valeurs et normes ancrées dans les technologies numériques

La technologie n’existe pas dans un monde abstrait ou externe. Les limites géographiques sont bien réelles ! Toutes les technologies numériques intègrent des héritages culturels, normatifs et/ou valorisants, qui peuvent être contenus dans les ensembles de données utilisés pour entraîner un algorithme, avec tous leurs préjugés, ou ils peuvent être introduits dans les instructions de l'algorithme.

En d’autres termes, les technologies numériques agissent d'une certaine façon en raison de la culture, des normes, des valeurs et des intérêts des personnes qui les conçoivent, ou des données avec lesquelles l’algorithme a été formé. Les « tâches » qui lui sont demandées, par exemple d’abord refuser les personnes sans diplôme et ensuite celles qui ont regardé vers la gauche lorsqu’on leur a posé une question d’ordre émotionnel, sont des instructions. Ces dernières peuvent être grandement conditionnées par la culture. Prenons à titre d’exemple un système de recrutement automatisé conçu aux Etats-Unis et formé avec des ensembles de données américaines qui serait déployé au Kenya pour embaucher un ou une ingénieur·e en services publics de distribution. Une analyse des ensembles de données traditionnels révèle que les ingénieurs ou ingénieures à la voix douce, monotone et avec un accent du Midwest sont plus fiables et productifs·ives que les autres. Selon cette analyse, ces ingénieurs sont en règle générale des hommes de 30 à 40 ans, sans enfant, qui vivent dans les banlieues résidentielles.

Les services publics kenyans achètent ensuite ce système de recrutement automatisé – et ce qu'il a appris – et le déploient tel quel. Il paraît évident que le système ne parviendra pas à trouver le meilleur candidat ou la meilleure candidate pour un emploi au Kenya. Si cet exemple est bien entendu extrême, ce type de scénarios constitue un élément de colonialisme numérique.

Les algorithmes ne sont pas destinés à une seule et même utilisation. Comme nous l’avons mentionné auparavant, ils définissent les biens et services, les actualités, les recommandations musicales, entre autres, qui sont montrés aux utilisateurs et utilisatrices d’Internet. Les entreprises locales sont-elles défavorisées, ou moins visibles, par rapport aux multinationales étrangères ? La façon dont les pays du Nord perçoivent des événements géopolitiques est-elle mise en avant dans les fils d’informations ? Une nouvelle fois, le pouvoir des entreprises du numérique contrôle la signification des valeurs et des créations.

Commerce numérique et développement

Ces inégalités de pouvoir ne feront que s’aggraver si de nouvelles règles en matière de commerce numérique sont adoptées plus largement. Elles limiteront non seulement la capacité des gouvernements nationaux à réglementer dans l’intérêt public, mais aussi l’accès du secteur public aux informations détenues principalement par les entreprises privées.

Comme l’a déclaré Singh :

« Aujourd’hui, les données de la société sont entre les mains de quelques entreprises du numérique. L’accès généralisé à ces données est une condition nécessaire pour garantir une économie juste, des services publics de qualité, l’exercice public du pouvoir politique et une gouvernance démocratique. » (p 1, ISP, 2020)

Dans les pays du Sud, en particulier, nous nous retrouvons face à une spirale destructrice qui limite réellement la marge de manœuvre des gouvernements, et les empêche ainsi d’élaborer les institutions publiques, réglementations légales et autres mécanismes nécessaires à leur propre durabilité et à l’autonomisation de la transformation numérique.

Souveraineté

Les entreprises privées comblent le vide créé par l’absence d’investissement de la part des gouvernements et des organisations intergouvernementales dans les infrastructures numériques publiques dans les pays du Sud. Elles s’approprient l’espace et se permettent ainsi d’extraire et d’utiliser les données et les marchés inexploités, ainsi que d’en tirer profit. Cette prise de contrôle des infrastructures sert en outre à entraver l'industrie locale. Les bénéfices sont engrangés avant d’être exportés vers le pays d’origine. Les cotisations aux impôts locaux sont quant à elles limitées le plus possible, voire inexistantes.

Un rapport de l’ISP publié en 2018 a par exemple révélé la façon dont une société de capital-investissement britannique avait investi pour améliorer le réseau électrique en Ouganda et fait transiter plus de 100 millions de dollars par une filiale sur l’Ile Maurice, privant ainsi le pays de près de 38 millions de dollars d’impôts. Un cercle vicieux se crée alors : le manque de ressources publiques ouvre la porte aux entreprises privées, qui, après engrangé des bénéfices et éludé l’impôt, entravent l’industrie locale et dépossèdent l’économie locale d'une part importante de ses recettes fiscales. La souveraineté des gouvernements à façonner et créer leur propre transformation numérique disparaît par conséquent.

Pistes de réflexion pour les syndicats

Les pays du Sud se retrouvent confrontés à certains défis spécifiques en lien avec les conséquences de la numérisation sur l'existence de services publics de qualité, d’une économie juste et d'une gouvernance démocratique. Ces défis sont exacerbés par la crise de la COVID-19, la chute attendue des chaînes d’approvisionnement mondiales et le ralentissement économique général qui devrait se produire dans les années à venir. Les syndicats peuvent adopter les stratégies suivantes :

A court et à moyen terme :

  1. Les syndicats doivent continuer à implorer les institutions multilatérales, les accords commerciaux et les multinationales d’inverser le colonialisme numérique et de s’y opposer, par le biais d’investissements publics et de politiques visant l’autonomisation.

  2. Les syndicats doivent soutenir les politiques et programmes nationaux pour l’industrialisation numérique qui permettent aux pays du Sud de trouver leur voie vers une économie digitale qui leur convient et sont libérés de l’oppression des règles en matière de commerce numérique.

  3. Pour l’ensemble des secteurs, thématiques et priorités, la conviction selon laquelle les technologies numériques dépendent de l’endroit et des valeurs doit être intégrée et prise en compte ; les messages, communications et stratégies doivent être adaptés afin d’empêcher l’émergence d'un nouveau colonialisme numérique et l’aggravation des fractures numériques.

  4. Les syndicats doivent nouer des réseaux et des alliances avec des organisations de la société civile progressistes dans les pays du Sud qui s'intéressent aux droits à la confidentialité, à l’accessibilité d’Internet, à la promotion de la transformation numérique, au commerce numérique et à la taxation du numérique.

  5. Les syndicats doivent contribuer à la redistribution globale des impôts (voir la section « taxation du numérique » plus tôt), aux politiques relatives aux perturbations technologiques (voir la partie « plan pour le peuple » ci-après), aux emplois de qualité au sein des chaînes de valeurs et d’approvisionnement, ainsi qu’aux investissements publics dans les pays du Sud et leurs services publics en vue de garantir une croissance économique juste et équitable.

  6. Les syndicats doivent mettre en avant les mesures que peuvent intégrer des politiques publiques innovantes en matière d’entrepreneuriat afin de favoriser l’engagement envers une transition juste prévu par l’Accord de Paris, en définissant (par exemple) un règlement sur la tenue obligatoire d’un inventaire des activités menées par les entreprises afin d’atteindre une transition juste (voir la partie sur le plan pour le peuple ci-après).

Références principales

5. Administration publique – gouvernance en ligne

La transition vers l’administration et la gouvernance en ligne au sein des services publics est abordée dans le rapport de l’ISP « La numérisation et les services publics : une perspective syndicale » et dans la synthèse du rapport correspondante axée sur les politiques. Ces deux rapports explorent la numérisation rapide des administrations infranationales dans le monde entier, qui s’accompagne de risques. L’ISP pointe du doigt les principaux risques suivants :

  • la fracture numérique et l’exclusion de plusieurs citoyens et citoyennes/usagers et usagères de l’accès aux services publics essentiels ;

  • la dépendance vis-à-vis des fournisseurs privés de technologie de numérisation, ainsi qu’en matière de conseils, de formation et de maintenance ;

  • les questions de confidentialité et de sécurité liées au contrôle, à l’utilisation et à la possession des données collectées auprès des citoyens et citoyennes et des services stratégiques (justice, santé, par exemple) – notamment quand ces fonctions sont externalisées à des prestataires privés ;

  • et la difficulté pour le gouvernement de prévoir et de contrôler les coûts imposés par les fournisseurs privés de technologies de numérisation.

Transition vers la gouvernance en ligne : attention aux risques

Le déploiement de systèmes algorithmiques sans aucune infrastructure de gouvernance solide s’accompagne d'importants risques (voir les parties « donnéification de l’Etat providence » plus tôt et « gouvernance des systèmes algorithmiques » ci-après).

Dans le secteur de l’éducation, le récent scandale qui a éclaté au Royaume-Uni par rapport à l’algorithme qui notait les résultats des examens de niveau avancé n’en est qu'un exemple parmi d’autres. Dans ce cas-ci, « le problème » que l’algorithme devait résoudre consistait à standardiser les résultats des examens de niveau avancé dans tout le pays. La personne à l'origine de cette décision demeure méconnue. Quoi qu'il en soit, les conséquences étaient néfastes lorsque les élèves étaient classés selon leur statut socioéconomique : la proportion d’élèves ayant obtenu au moins un C dans les trois catégories les plus riches a diminué de 8 points de pourcentage, et est ainsi passée de 89 pour cent à 81 pour cent ; les élèves les moins riches ont vu leur note baisser de plus de 10 points de pourcentage, et n’étaient plus que 74,6 pour cent à obtenir au moins un C.

Un élève a même compris comment obtenir une note de 100 % grâce au système de notation automatique de l’algorithme, en rassemblant des mots-clés et certaines phrases.

Dre Joanna Redden, qui travaille au Data Justice Lab, a récemment confié à The Guardian dans l’article « Councils scrapping use of algorithms in benefit and welfare decisions »(Les conseils abandonnent l’utilisation d’algorithmes pour prendre des décisions en matière de protection sociale et de bien-être), paru en août 2020, que :

« Nous remarquons que cette situation au sein de l’éducation n’est pas unique... les systèmes de décision s’appuyant sur des algorithmes et des prédictions entraînent de nombreux effets néfastes dans le monde entier. Dans différents pays, un certain nombre d’organismes publics limitent leur utilisation de ces systèmes, voire y mettent un terme. »

Dans le système judiciaire, il existe une vaste littérature académique sur les préjugés et la discrimination des outils d'évaluation des risques basés sur des algorithmes. Ces outils sont utilisés dans une variété de décisions de justice pénale. Ils évaluent des données telles que les antécédents criminels, l'éducation, l'emploi, la consommation de drogues et la santé mentale d'un·e délinquant·e, puis prédisent la probabilité de récidive. En 2016, un rapport d’enquête publié par ProPublica a remis en question l’objectivité et l’équité des évaluations des risques basées sur des algorithmes pour prédire un futur passage à l’acte. Cette étude a examiné les données calculées par COMPAS pour plus de 7 000 personnes arrêtées avant leur procès dans un comté du Sud de la Floride. Elle a conclu que l’outil d’évaluation COMPAS, très populaire, stigmatisait la population afro-américaine, car son algorithme prévoit un plus haut risque de récidive pour cette tranche de la population. Clearview AI est un autre outil s’appuyant sur l’IA qui est utilisé par les forces de l’ordre. Il s’agit d’un outil de reconnaissance faciale très critiqué, dont se servent de multiples organismes chargés de faire respecter la loi, allant des services locaux de police en Floride au FBI et au Département de sécurité intérieure aux Etats-Unis. Le logiciel de Clearview AI permet aux organisations de faire correspondre les photographies de personnes à une base de données de plus de trois milliards d'images récoltées sur des médias sociaux et d’autres sites Web. Un rapport publié en février 2020 a révélé que Clearview AI était utilisé dans 26 pays en plus des Etats-Unis, à savoir la Belgique, le Danemark, l'Espagne, la Finlande, la France, l'Irlande, l'Italie, la Lettonie, la Lituanie, Malte, la Norvège, les Pays-Bas, le Portugal, le Royaume-Uni, la Slovénie, la Suède et la Suisse.

L'IA est également utilisée dans les systèmes de prestations sociales à travers le monde, souvent avec peu de précision. Par exemple, le gouvernement australien a annoncé qu’il rembourserait 720 millions de dollars à près de 400 000 bénéficiaires de l'aide sociale qui ont été injustement endettés par un algorithme défectueux. Le système automatique d'aide sociale, surnommé « robodebt » (robodette), a associé les bénéficiaires de l'aide sociale à des données salariales annuelles erronées, fondées sur une « moyenne des revenus ». Ces derniers temps, le secteur public britannique a renoncé aux systèmes algorithmiques utilisés pour prendre des décisions relatives aux prestations et à l'aide sociale.

Au sein de l’Union européenne, le Groupe d’experts de haut-niveau sur l’IA a publié en juin 2020 une série de recommandations par secteur, qui concernent par ailleurs le secteur public (p. 9 et suivantes). Isabelle Schömann, de la CES, était la seule syndicaliste présente. Les auteur·es y ont reconnu certains risques :

« Les recommandations vis-à-vis des politiques et investissements pour une IA fiable ont accordé une grande attention au secteur public, que le Groupe d’experts de haut niveau sur l’IA considère comme un point de départ pour progresser en la matière. Toutefois, ce domaine pourrait facilement être la cible de violations des droits fondamentaux, de questions éthiques et d’éventuels impacts sociétaux et socioéconomiques indésirés. » (p. 9).

Il est intéressant de noter que ces recommandations s’attaquent, partiellement, aux risques identifiés par l’ISP, et que certaines d’entre elles se retrouvent dans d’autres sections du présent rapport. Voici certaines de leurs recommandations, agrémentées de commentaires de l’ISP.

  • It is essential to ensure that AI systems and interfaces used for the provision of public services do not compound the digital divide. Citizens and legal entities should continue to benefit from equal access to public services, regardless of their digital capabilities. This requires that public administrations maintain multiple interfaces for the provision of public services including telephone calls, paper documents etc. These can be handled automatically or through internet services and service kiosks that suit the populations. PSI goes one step further than the HLEG and warns of an additional divide, namely gender, resulting from structural imbalances in the fields of ICT and technology. Digitalisation may therefore well exacerbate existing horizontal and vertical gender-based employment segregation. (p. 64)

  • Il est essentiel de veiller à ce que les systèmes et interfaces d’IA utilisés pour fournir des services publics n’aggravent pas les fractures numériques. Les citoyens et citoyennes et les entités juridiques doivent pouvoir continuer à accéder aux services publics sur un même pied d’égalité, quelles que soient leurs compétences numériques. Pour ce faire, les administrations publiques doivent maintenir l’existence de multiples interfaces servant à fournir les services publics, y compris les appels téléphoniques, les documents papier, etc. Les demandes peuvent être gérées automatiquement ou via des services Internet et des guichets, et donc de la manière qui convient à la population. L’ISP va plus loin que le Groupe d’experts et met en garde contre une fracture supplémentaire qui pourrait se faire jour : le genre, en raison des inégalités structurelles qui touchent les domaines des TIC et des technologies. En conséquence, la numérisation pourrait très bien renforcer la ségrégation professionnelle horizontale et verticale fondée sur le genre qui sévit à l’heure actuelle. (p. 64)

  • Les services administratifs en ligne basés sur l’IA doivent s’accompagner des dispositions nécessaires en matière de référencement et de traçabilité afin de permettre une vérification ex post. Pour y parvenir, il est nécessaire d’adopter des solutions d’IA pouvant faire l’objet d’audit ainsi que de numériser et conserver les informations et données générales ayant motivé les décisions des administrations publiques. C’est précisément ce que nous recommandons pour la gouvernance conjointe des systèmes d’IA à la partie « gouvernance des systèmes algorithmiques ». Le Groupe d’experts ne précise néanmoins pas qui devrait prendre part à cette vérification. Nous estimons que les travailleurs et travailleuses devraient y contribuer.

  • La capacité de décrire, après avoir pris une décision, et en tenant compte du contexte, les raisons pour lesquelles une administration publique a agi comme elle l’a fait doit résider au cœur de la relation entre les gouvernements et les citoyens et citoyennes (et permettra en outre de concrétiser le droit à une « bonne administration » prévu à l’article 41 de la Charte européenne des droits fondamentaux). De nouveau, cette recommandation est reprise dans le modèle de gouvernance des systèmes algorithmiques présenté dans ce rapport, qui souligne l'importance de répertorier les résultats, les interventions et les compromis. En contraignant les autorités publiques qui utilisent des systèmes algorithmiques à décrire en termes simples l'outil ainsi que les raisons ayant motivé leur décision, la responsabilité incombe toujours à un être humain, et non à une machine, pour les éventuelles conséquences.

  • Mener des actions visant à stimuler les connaissances sur les données et les algorithmes dans les administrations publiques. Les fonctionnaires doivent être formé·es aux compétences suivantes : mécanismes de collecte, de gestion, de nettoyage et de conservation des données ; pratiques pour donner la priorité à la qualité et conduire des analyses de l'impact social et éthique ; et outils pour veiller au respect des règles en vigueur en matière de protection de la confidentialité et des données. En résumé, les fonctionnaires doivent de mieux en mieux comprendre l'impact éthique, juridique, social et économique de l’IA, tout en restant vigilant·es face aux éventuelles conséquences néfastes sur les droits fondamentaux, la démocratie et l’Etat de droit. Nous y faisons également référence dans notre partie sur les marchés publics et dans les processus propres à la remunicipalisation. Pour pouvoir utiliser des systèmes algorithmiques, il est indispensable que l’ensemble du personnel impliqué dans leur déploiement suive une formation adaptée. Ces outils puissants, qui, comme nous l’avons vu, peuvent avoir des conséquences discriminatoires, ne doivent être utilisés que par des personnes qui 1. comprennent leurs instructions et les raisons de leur utilisation, 2. ont mis en place des structures d’alerte qui permettent d’alléger la discrimination et les préjugés, et 3. peuvent reconnaître les conséquences involontaires et savent qu’elles seront écoutées et que des décisions seront prises sur cette base.

  • Elaborer des stratégies à l’égard de l’IA et des données au sein de tous les pouvoirs du gouvernement concernés. Il semble tout à fait logique d’adopter une stratégie « pangouvernementale » en ce qui concerne l’utilisation de ces outils, et surtout de disposer de structures de gouvernance et d’allègement.

  • Promouvoir l’interopérabilité pour garantir une communication efficace et sécurisée entre les différentes juridictions. Cette recommandation encourage les pays de l’UE à mettre en place des systèmes qui peuvent dialoguer l’un avec l’autre. Elle concerne par conséquent les pays qui possèdent des structures décentralisées et indépendantes, comme les Etats-Unis et l’Australie.

Enfin, le Groupe d’experts adresse l’importante remarque suivante :

« La nécessité de respecter la diversité et l’inclusion a par ailleurs été mentionnée à plusieurs reprises pendant les ateliers, notamment l'inclusion des employés tout au long du déploiement des systèmes d’IA au sein des organisations (ce point est considéré comme essentiel pour les décisions qui touchent à l’environnement de travail). »

Une nouvelle fois, cette remarque s'inscrit dans la continuité des recommandations sur la gouvernance des systèmes d’IA énoncées dans d’autres sections de ce rapport. Il est indispensable de mettre en place de nouvelles structures de gouvernance conjointe, qui permettront d'identifier et de résoudre la plupart des problèmes liés à l’utilisation des algorithmes avant que ces derniers ne soient déployés.

Pistes de réflexion pour les syndicats

La gouvernance et l’administration en ligne constituent deux branches de la transformation des services publics auxquelles tant les organisations internationales que les entreprises privées accordent une grande attention. D’aucuns avancent que la transition vers les services en ligne ne peut pas aller assez vite, mais cette section a démontré que cette transformation peut s’accompagner de problèmes qui creusent davantage les fractures numériques au lieu de les combler, et qui renforcent les préjugés et les discriminations au lieu de les éliminer.

La plupart de ces problèmes découlent des aspects suivants :

  • a. la mainmise rapide du secteur privé sur la transformation numérique du secteur public sans aucune gouvernance adaptée du secteur public, sans aucunes revendications claires et sans recul ;

  • b. le faible niveau de capacités au sein des services publics ;

  • c. la croyance aveugle selon laquelle les systèmes automatisés sont meilleurs et moins chers que les systèmes manuels, ce qui relève d'une sorte de naïveté ;

  • d. la conviction, au sein des services publics et des gouvernements, que le secteur public est « trop lourd », « trop bureaucratique » et doit gagner en rentabilité et en productivité.

Les syndicats peuvent prendre en considération les demandes et revendications suivantes :

  1. Exiger que le secteur public améliore nettement ses compétences numériques et son autonomie en la matière en investissant dans ses propres solutions numériques.

  2. Veiller à ce que tous les systèmes algorithmiques en place dans l’administration publique soient gouvernés conjointement par les représentants et représentantes des travailleurs et travailleuses ainsi que la direction (voir la partie « gouvernance des systèmes algorithmiques » ci-après).

  3. Appeler à ce que tous les accords conclus avec le secteur privé soient publics, clairs et transparents. Ceci concerne également les informations sur les personnes qui contrôlent les données et y ont accès, la façon dont les données sont gouvernées, qui y a accès et pour quelle finalité.

  4. Les administrations publiques doivent pouvoir justifier en quoi un partenariat avec le secteur privé est préférable au renforcement de leurs propres capacités.

Références principales

6. Administration locale et régionale

Cette section porte sur les trois évolutions découlant d'un hau niveau de numérisation au sein des administrations locales et régionales : les villes intelligentes, les infrastructures publiques et la remunicipalisation.

Villes intelligentes

Le terme « ville intelligente », très à la mode, s’est vite répandu pour décrire une série très hétérogène de tendances et de transformations technologiques et organisationnelles qui touchent les administrations locales et régionales. L’idée générale consiste à recourir aux technologies de l’information et de la communication afin d’améliorer les services publics fournis par les administrations locales en prônant une utilisation plus efficace des ressources (eau, éclairage public, déchets, etc.), qui permet d’économiser de l’énergie et de réduire les coûts ainsi que l’impact environnemental ; mais aussi afin de proposer des services supplémentaires dans certains domaines, comme les transports locaux (gestion de la circulation et informations en temps réel), les services à la demande, les applications, sites Web ou agents conversationnels qui facilitent l’échange d'informations et la communication avec les autorités publiques, la détection de crimes, les écoles, les bibliothèques, les hôpitaux et d’autres services. La différence entre l’adéquation d'une ville intelligente aux individus ou non réside dans sa gestion : est-elle détenue par le secteur public ou par le secteur privé ?

Les villes intelligentes reposent sur des fonctionnalités étroitement liées à Internet, aux capteurs, aux appareils numériques, au rassemblement de données et à l’analyse d'une grande quantité d'informations. Si les villes intelligentes peuvent uniquement englober un petit nombre de projets architecturaux, elles peuvent aussi concerner de nombreux services et départements municipaux différents.

En 2019, l’OCDE a lancé son programme sur les villes intelligentes et la croissance inclusive, dont l’objectif est de :

  • redéfinir le concept de « villes intelligentes » et l’articuler autour de la contribution des avancées numériques à une meilleure vie pour toutes et tous ;

  • mesurer les performances des villes intelligentes et l’impact qu’elles exercent sur le bien-être des citoyens et citoyennes ; et

  • guider les administrations locales et nationales dans leurs efforts visant à refaçonner la gouvernance des villes, les modèles commerciaux et l’engagement des parties prenantes.

Le programme a organisé sa première table ronde sur les villes intelligentes le 9 juillet 2019. Aucun·e représentant·e syndical·e n’y a été convié·e (voir la liste des participants et participantes ici). A en juger par l’ordre du jour, la réunion aurait pu profiter d'une forte représentation syndicale, citoyenne et communautaire. L'un des points à l’ordre du jour était le suivant :

Point III à l'ordre du jour – Avancées numériques et ébranlement de la gouvernance des villes : repenser les modèles commerciaux et l’engagement citoyen.

Malgré leurs nombreux avantages, les avancées technologiques peuvent entraver la gouvernance et le financement des villes. Sans perspective intégrée, multisectiorielle et pangouvernementale aux niveaux national et local, les avancées technologiques peuvent mettre à mal les cadres réglementaires et juridiques qui régissent les objectifs en matière d’accessibilité, mais aussi de protection des consommateurs et consommatrices, de taxation, de contrat de travail et de compétition loyale. Elles peuvent compromettre les données, la confidentialité et la sécurité des citoyens et citoyennes, et renverser les pouvoirs décisionnels ainsi que les caractéristiques d’une époque où les informations – souvent contradictoires – circulent en temps réel. Enfin, et surtout, elles peuvent exacerber les inégalités parmi les groupes marginalisés au niveau technologique, à moins que les administrations locales ne reconnaissent que les solutions technologiques sont autant importantes pour les pauvres que pour les plus riches.

Le projet de Toronto Quayside, auquel a participé Sidewalk Labs, une entreprise appartenant à Google, constitue un exemple intéressant de ville intelligente ratée. Il rejoint plusieurs sections du présent rapport : les fiducies de données collectives, l’utilisation des technologies intelligentes et la surveillances qui en découle, et la métamorphose du rapport de force entre le secteur public et le secteur privé.

Justin Trudeau, le Premier ministre canadien, a promis que le projet de Toronto Quayside créerait « la ville de demain ainsi que des “technologies qui nous aideront à bâtir des communautés plus intelligentes, plus vertes et plus inclusives” ». Des capteurs placés à l’intérieur des bâtiments auraient calculé différentes données comme le bruit, et un certain nombre de caméras et de capteurs extérieurs auraient permis d'identifier les personnes qui vivaient et travaillaient dans le quartier, ou y passaient simplement, tout en mesurant divers aspects métriques allant de la pollution de l’air aux mouvements des personnes et des véhicules aux intersections.

Le projet Quayside a attiré l’attention du grand public ainsi que les critiques des spécialistes. Le degré de transparence de la collecte des données a suscité les principales inquiétudes. Sean McDonald, l’un des spécialistes de renommée mondiale sur les fiducies de données, a été l’un des plus fervents opposants à la proposition de Sidewalk Lab, qui consistait à confier la gestion des données de la ville intelligente à une fiducie de données civique. Il relève plusieurs grand problèmes dans la proposition de Sidewalk Lab, avant de conclure : « L’idée de recourir à une fiducie de données civique est une reconstitution maladroite des différentes infrastructures civiques de données existantes, à l’aune de l’un des processus de marché public les plus complexes jamais réalisés [...] Suggérer que la ville de Toronto décide d’attribuer une propriété sur la base d’un ensemble de données s’éloigne de la loi canadienne sur la propriété des données et créerait un précédent qui, en cas de validation, pourrait s’étendre bien au-delà de ce projet. »

Nous pouvons tirer de nombreuses importantes leçons de l’exemple de la ville intelligente de Toronto.

  • 1. Si les fiducies de données sont essentielles, la conception des villes intelligentes et les personnes qui y contribuent sont cruciales.

  • 2. Les groupes citoyens doivent être inclus dès le départ.

  • 3. S’il n’existe d’autre choix que d'impliquer des entreprises du secteur privé, la ville intelligente doit disposer d’un cadre solide pour le secteur public, y compris des mécanismes prévoyant un contrôle démocratique.

  • 4. La transparence est la clé. Les parties prenantes doivent s’engager à révéler l’ensemble des informations et éléments en négociation.

  • 5. Une ville intelligente est une ville de surveillance, qui soulève d’importantes questions quant à protection de la confidentialité.

De nouveau, comme l’a affirmé Shoshana Zuboff dans son célèbre livre « L’Âge du capitalisme de surveillance » :

« Nous ne devrions pas employer le qualificatif “intelligent” pour les téléphones intelligents, les enceintes intelligentes ou les villes intelligentes. Nous devrions plutôt les appeler “téléphones de surveillance”, “enceintes de surveillance” et “villes de surveillance”. »

Au sein de l’UE, le partenariat européen d’innovation pour les villes et communautés intelligentes, une initiative financée par la Commission européenne, rassemble les villes, les secteurs, les petites et moyennes entreprises (PME), les banques, les centres de recherche, entre autres. Il est néanmoins intéressant de noter que depuis 2018, aucune activité ni publication n’ont été ajoutée à la page Web sur les villes intelligentes de la Commission européenne.

Toutefois, la Communauté de pratique (CoP-CITIES), une initiative de la Commission européenne, est ouverte aux parties prenantes externes (villes et réseaux de villes, organisations internationales et intergouvernementales, organismes de recherche). Elle s’appuie sur le travail ainsi que l’expertise développés sur les villes par le JRC et la DG REGIO, et les regroupe. Elle rassemble les conversations générales ayant lieu au sein du partenariat européen d’innovation pour les villes et communautés intelligentes, du partenariat pour la transition numérique du programme urbain pour l’UE, des projets H2020, de l’initiative pour les défis des villes numériques et de la Charte verte numérique.

L’important rapport « The Future of Cities » (L’avenir des villes) mérite d’être consulté. Fruit d'une initiative du Centre commun de recherche (JCR), le service de la Commission européenne pour la science et la connaissance, ce rapport a été financé par la direction générale de la politique régionale et urbaine de la Commission européenne (DG REGIO). Il couvre des domaines tels que la fourniture des services, la santé, la ségrégation sociale, le climat, les technologies et les politiques urbaines. Ce rapport est accessible sur une plateforme interactive.

Si de nombreuses initiatives européennes semblent exister, elles sont disséminées sur l’ensemble du paysage européen. Il serait intéressant de s’attarder davantage sur le réel degré de priorité qu'accorde la Commission aux villes intelligentes.

Dans les pays en développement asiatiques, les villes intelligentes représentent aussi une stratégie pour attirer des investissements directs étrangers. Les banques de développement exercent une incidence cruciale dans l’augmentation et l’élaboration des propositions de villes intelligentes. Créé en 2018, le réseau sur les villes intelligentes de l’ANASE (ASCN) est une plateforme collaborative grâce à laquelle trois villes au maximum de chaque Etat membre de l’ANASE – y compris les capitales – œuvrent à l'objectif commun d’un développement urbain durable et intelligent. Le but principal du réseau consiste à améliorer la vie des citoyens et citoyennes de l’ANASE grâce à la technologie, mais l’ASCN vise tout particulièrement à :

  • stimuler la coopération au regard du développement des villes intelligentes ;

  • encourager les projets susceptibles d’être financés par le secteur privé ;

  • assurer les financements et le soutien des partenaires externes de l’ANASE.

A ce jour, 25 villes ont soumis des plans d’action, disponibles après inscription à cette adresse. Le rôle de l’ASCN en tant qu’intermédiaire pour les importants accords d’investissement conclus par l’intermédiaire des banques de développement demeure flou. De plus, au vu des problématiques susmentionnées concernant le projet de Toronto Quayside, les syndicats de la région doivent suivre ces plans d’action de près et les mentionner lors des discussions sur le colonialisme numérique.

Villes intelligentes et genre

Dans son discours à l’occasion du Forum 2019 du SMSI, intitulé « (En)gendering the Smart City » ([En]gen[d]rer les villes intelligentes), Caitlin Kraft-Buchman (la Présidente de Women@theTable) s’est penchée sur la nature double des villes. Elle s’est référée aux représentations populaires des villes comme « espaces d’opportunités, de libération et de réinvention économiques », tout en rappelant « la peur, le danger et les violences qu’elles engendrent pour les femmes, que ce soit dans les rues mal éclairées ou dans les transports en commun ».

Pour Kraft-Buchman, les débats sur l’avenir des villes intelligentes doivent s’attarder sur l’expérience des populations vis-à-vis de ces problématiques plutôt que de se concentrer sur des performances telles que la garantie d'une circulation fluide dans les régions urbaines. Elle a signalé que tant dans la pratique que dans les recherches, la dimension de genre inhérente aux villes intelligentes ne recevait aucune attention.

Infrastructures publiques (intelligentes ?)

Les leçons tirées grâce au concept de ville intelligente présentées plus tôt peuvent s’appliquer aux évolutions numériques liées au développement et à la maintenance des infrastructures publiques.

La TU Delft, une université néerlandaise, propose une conception intéressante du terme « infrastructure(s) ». Elle distingue les infrastructures communes des infrastructures informatiques.

  • Les infrastructures communes désignent celles avec lesquelles nous vivons et que nous connaissons et gouvernons déjà. Nous pouvons les définir comme les structures physiques, institutionnelles et humaines qui supervisent la vie de tous les jours, à l’instar des systèmes de distribution d’eau, des réseaux d’égoûts, des systèmes électriques, des routes, des chemins de fer et des cours d’eau. Elles englobent par ailleurs le paysage urbain et son administration, les systèmes délivrant des soins de santé et les établissements d’enseignement. Elles coexistent avec nous et reposent sur des responsables politiques, des autorités publiques, des écosystèmes de commerce, des organisations syndicales et d’autres groupes sociaux. Cette première catégorie inclut également les informations ou données qui jouent un rôle de plus en plus significatif quant à la façon dont nous organisons les institutions et les activités quotidiennes. Compte tenu de notre grande proximité avec cette première catégorie, les valeurs que ces infrastructures sont censées servir sont profondément ancrées dans les sociétés du monde entier, au vu de leur importance historique. Au fil du temps, nous avons mis en place des structures de gouvernance et des normes sociales qui sous-tendent la façon dont nous gérons ces infrastructures. En général, l’intérêt public y est important, à l'instar de divers autres objectifs comme l’accès universel et la justice. Cependant, nous devons reconnaître que dans certains cas, les infrastructures sont créées et maintenues à l’aide de pratiques injustes comme la colonisation ou l’exploitation du travail, voire servent à contrôler ou agresser des populations. Ces aspects viennent souligner d’autant plus leur importance pour les fondements mêmes de nos sociétés.

  • Les infrastructures informatiques se définissent comme suit : « De nos jours, nous voyons de plus en plus de logiciels proposés ou conçus à l’aide de “plateformes et d'infrastructures en tant que services”. Ces “architectures orientées services” promettent aux clients de leur offrir la possibilité de réagir plus rapidement et à moindres coûts à l’évolution des conditions du marché. Elles permettent un rapide retour de données concernant le comportement des personnes ainsi que les environnements physiques et numériques. En conséquence, les développeurs de logiciels se sont tournés vers une forme plus gourmande en données pour concevoir des services numériques, à l’aide de méthodes d’ingénierie itérative.Nous craignons que les infrastructures informatiques ne soient bien plus qu’un simple écosystème technologique. Comme toutes les autres infrastructures, elles nous encouragent à embrasser leurs valeurs et, ce faisant, à accepter la plupart de leurs politiques ensevelies dans les couches inférieures de la pile technologique. A l’instar des câbles et des équipements de contrôle des réseaux électriques qui déterminent qui peut y avoir accès ou non, les infrastructures informatiques s’accompagnent de contraintes quant à ce qu’elles peuvent engendrer ou non et à ce qui est accessible pour les personnes devant évaluer ou valider leurs fonctionnalités. En outre, les implications environnementales/en matière de carbone (déjà connues pour le secteur de l’aviation mondiale), qui évoluent rapidement, et la dépendance nocive à la main-d’œuvre demeurent largement floues. » (extraits du séminaire sur les infrastructures programmables, TU Delft, 2020)

La distinction opérée entre les différentes infrastructures servira à comprendre non seulement d’un point de vue critique les discussions en cours sur les villes intelligentes, mais aussi la numérisation et la privatisation accrues des infrastructures publiques traditionnelles telles que l’eau, l’énergie et l’assainissement.

Comme l’a fermement rappelé Rosa Pavanelli, la Secrétaire générale de l’ISP, lorsqu’elle s’est exprimée à l’occasion du Forum politique de haut niveau de l’ONU : « Les approches actuelles fondées sur le marché n’apportent aucune solution adéquate. Trop nombreux sont les producteurs d’énergie indépendants qui utilisent leurs contrats d’achat d’électricité juridiquement contraignants afin de pomper l’argent des contribuables pour le reverser à leurs actionnaires. Le modèle PEI-CAE s’est révélé être une véritable honte pour de très nombreuses communautés... Les solutions technologiques ne suffisent pas. Il est indispensable :

  • – D’instaurer une gouvernance et des politiques publiques solides avec la participation des usagers et usagères et des travailleurs et travailleuses afin de garantir des services publics de qualité, de défendre nos intérêts communs et de répondre à nos besoins collectifs.

  • – De s’attaquer à l’inégalité du système fiscal international afin que chacun paie sa juste part de l’impôt.

  • – De protéger les travailleurs et travailleuses et les communautés qui seront les premières victimes des bouleversements engendrés par la décarbonisation de la planète. Une transition juste fondée sur la justice sociale et les droits des travailleurs et travailleuses. »

En effet, l’influence des entreprises sur la plupart des discussions se tenant sur la fourniture des services liés à l’énergie, à l’eau et à l’assainissement est flagrante. La privatisation de ce qui devrait être un droit universel est exacerbée par les solutions numériques permettant de faire correspondre l'offre et la demande, de même que de suivre et contrôle les tendances à l’aide de capteurs intelligents. Elle découle par ailleurs de l’intense surveillance des consommateurs et consommatrices et de la consommation. Pour les travailleurs et travailleuses des services de distribution, l’automatisation et la privatisation (ainsi que la semi-privatisation obtenue à l’aide des PPP, de la sous-traitance et des marchés) ont fondamentalement transformé leur emploi, le nombre d’emplois et les compétences requises dans ces secteurs.

Si les solutions en ligne visant à réduire le gaspillage d’eau, à identifier les fuites ou à produire une énergie verte peuvent contribuer à la lutte contre le changement climatique, les travailleurs et travailleuses ainsi que les communautés qui, selon les intérêts privés, valent moins la peine qu'on investisse en eux et en elles, devront payer un lourd tribut. La plupart sont défavorisés en raison de leur localisation géographique (éloignée) ou de leur profil socioéconomique, puisque le profit compte plus que l’obligation universelle de fournir des services sur un pied d’égalité.

Remunicipalisation

De nombreuses villes et zones géographiques reprennent le contrôle de toute une série de secteurs essentiels, y compris les services de distribution d’eau. D’après le TNI, plus de 1 400 cas de remunicipalisation ont été enregistrés depuis le début du XXIe siècle dans plus de 2 400 villes de 58 pays différents.


Figure 5 : provient de The Future is Public, TNI, 2019

Les syndicats ont joué un rôle crucial dans la promotion de la remunicipalisation et la transition réussie d'une gestion privée vers une gestion publique. Il a été prouvé que la remunicipalisation, d'une part, diminuait les coûts, accroissait la participation démocratique et améliorait la qualité des services, et d’autre part, pouvait entraîner un renforcement des capacités du secteur public. Tout ceci dépend toutefois d’un facteur : les services numériques (l’analyse, la visualisation, le contrôle et l’entretien des données) doivent aussi être gérés par le secteur public.

Pistes de réflexion pour les syndicats

Cette section démontre la nécessité pour les citoyens et citoyennes ainsi que les travailleurs et travailleuses de contribuer à une gouvernance inclusive des systèmes numériques et des relations entre les secteurs public et privé qui les entourent. Les syndicats pourraient envisager l’adoption des politiques et stratégies suivantes :

  1. Les représentants et représentantes des travailleurs et travailleuses ainsi que les citoyens et citoyennes doivent à tout moment prendre part aux discussions sur les villes et infrastructures intelligentes, qui ne doivent pas, à l’inverse des exemples présentés au préalable, faire taire en grande partie la voix des travailleurs et travailleuses et des communautés.

  2. Les syndicats doivent suivre les développements des villes intelligentes et accorder une attention particulière aux tendances au colonialisme numérique, à la création de fiducies de données et à la réelle autonomisation des citoyens et citoyennes et des travailleurs et travailleuses dans ces villes intelligentes grâce aux fiducies de données.

  3. Les syndicats doivent saisir la dimension de genre inhérente aux discussions sur les villes intelligentes et faire entendre la voix des femmes ainsi que mettre leur témoignages sous les feux des projecteurs lors de ces discussions.

  4. Les cas de remunicipalisation réussie doivent être diffusés et des discussions doivent avoir lieu à tous les niveaux du gouvernement sur la qualité du travail et les aspects bénéfiques de ce processus.

  5. Les syndicats doivent s’engager afin de garantir un travail et des conditions de travail décents et des transitions justes pour les travailleurs et travailleuses déplacé·es ainsi que d’assurer l’avenir du contrôle démocratique des services publics. Comme pour la précédente section sur l’administration publique, les aspects suivants doivent être examinés :

    1. Le secteur public doit nettement améliorer ses compétences numériques et son autonomie en la matière en investissant dans ses propres solutions numériques.

    2. Les systèmes algorithmiques en place dans l’administration publique doivent être gouvernés conjointement par les représentants et représentantes des travailleurs et travailleuses ainsi que la direction (voir la partie sur la « gouvernance des systèmes algorithmiques » ci-après).

    3. Les syndicats doivent appeler à ce que tous les accords conclus avec le secteur privé soient publics, clairs et transparents. Ceci concerne également les informations sur les personnes qui contrôlent les données et y ont accès, la façon dont les données sont traitées, qui y a accès et pour quelle finalité.

    4. Les administrations publiques doivent pouvoir justifier en quoi un partenariat avec le secteur privé est préférable au renforcement de leurs propres capacités.

      Références principales

7. Changement climatique et migration climatique

Cette section se penchera sur la question de savoir si les technologies peuvent servir à combattre le changement climatique, et comment elles peuvent y parvenir.En juin 2020, l’ISP a publié son document « Affronter la crise climatique : il est temps de passer à l'action. Manuel pour les syndicats des services publics ». Il s’agit d'un rapport complet qui incite les syndicats à agir depuis le début en partenariat avec des ONG actives sur la question du changement climatique. Il identifie différentes activités éducatives qui peuvent être utilisées pour renforcer la capacité des travailleurs et travailleuses des services publics et des syndicats à comprendre le climat et à se mobiliser. Il met en avant ce qui suit :

« Tous les niveaux de gouvernement ont un rôle essentiel à jouer dans la lutte contre le changement climatique. C'est le secteur public qui doit prendre les devants et assurer une réduction des émissions de gaz à effet de serre à tous les niveaux de l'économie (dans les secteurs public et privé). C'est aussi le secteur public qui doit faire face aux conséquences de la crise climatique. » (p. 11)

Avant d’ajouter : « Depuis les années 1970, la restructuration néolibérale a fondamentalement modifié les équilibres sociaux dans le monde entier, en privilégiant les intérêts privés par rapport au bien public. Dans ce contexte, la crise climatique présente à la fois des menaces et des opportunités. Des menaces parce que les processus politiques et économiques dominants sont responsables de la crise. Des opportunités précisément parce que les processus économiques et politiques actuels ne peuvent pas résoudre de manière adéquate les problèmes générés par la crise climatique. Le domaine est plus ouvert que jamais : les possibilités et le potentiel de formuler de nouvelles réflexions, de mener de nouvelles actions et de prendre de nouvelles orientations se multiplient. Les syndicats des services publics peuvent s'allier à d'autres organisations qui œuvrent pour un avenir alternatif sur les plans énergétique, économique et social ; un avenir où la justice climatique est au cœur des programmes de justice sociale et économique. » (p. 43)

Sans un engagement généralisé envers les technologies employées pour le bien public qui respectent autant les droits humains que les droits à la confidentialité – dans la mesure où il contribue à une amélioration du climat –, certaines de ces solutions technologiques peuvent en réalité entraîner des conséquences plus négatives que positives. En d’autres termes, l’objectif consiste à proposer un programme qui serve les intérêts du peuple (les travailleurs et travailleuses) et de la planète.

Politiques de transition juste

La transition vers une économie plus verte prévue par l’Accord de Paris a pour conséquence une modification brutale des types et formes d’emplois disponibles. En conséquence, le mouvement syndical a commencé à revendiquer une transition juste. L’origine de l’expression « transition juste » est bien expliquée dans cette publication du Bureau des activités pour les travailleurs (ACTRAV) de l'OIT, parue en 2018. Ce document politique repose sur l’idée d’une transition vers une société sobre en carbone et durable, qui soit la plus équitable possible. De nombreux syndicats ont salué l'inclusion d'une transition juste au préambule de l’Accord de Paris de 2015.

« Tenant compte des impératifs d'une transition juste pour la population active et de la création d'emplois décents et de qualité conformément aux priorités de développement définies au niveau national. »

Toutefois, une transition juste n’est que rarement mentionnée – si elle l’est – dans la plupart des contributions déterminées au niveau national (NDC) émises par les signataires de l’Accord de Paris. D’après le rapport de l’ACTRAV de l'OIT, même la présentation détaillée de la NDC de l’UE (UNFCCC, 2017) ne mentionne cet aspect qu’à la section « Créer un environnement favorable », et les questions syndicales y sont reprises dans le « programme de renforcement des compétences ».

Une politique de transition juste ne doit pas être réduite à une simple question de formation ou de perfectionnement du personnel. A l’instar de la volonté des employeurs de réduire de facto la numérisation à une politique en vigueur concernant les compétences, ce réductionnisme n’est ni durable, ni inclusif. Les syndicats doivent veiller à l’engagement des gouvernements envers un nouveau contrat social, la décarbonisation, le dialogue social et le travail décent pour toutes et tous.

La publication de l’ACTRAV de l’OIT nous met en garde contre ce qui suit :

« Les trois dimensions du développement durable – dimensions économique, sociale et environnementale – sont largement interconnectées. Pour y répondre, il conviendra d’adopter un cadre politique complet et cohérent. » (p. 3)

Qu’en est-il de la technologie ?

De plus en plus d'ouvrages se penchent sur la question de savoir comment les nouvelles technologies émergentes peuvent encourager la transition vers des pratiques plus écologiques comme l’avance le rapport de l’UIT intitulé « Turning digital technology innovation into climate action » (Transformer les innovations technologies en actions pour le climat). Les données probantes et études de cas qui y sont présentées s’intéressent à une série de mesures qui sont en cours d’adoption pour créer une résistance à la crise climatique. Ces mesures concernent les éléments suivants : l’utilisation d'outils d'observation de l’espace pour suivre la déforestation, le développement de réseaux intelligents pour accélérer la transition énergétique, ou encore le renforcement des systèmes qui nous préviennent lors de l’augmentation du nombre de phénomènes météorologiques extrêmes. L’UIT reconnaît que les technologies numériques engendrent elles-mêmes une importante empreinte carbone. Par conséquent, elle a mis sur pied un groupe de réflexion qui servira de plateforme globale pour sensibiliser le grand public aux impacts de l’intelligence artificielle et d’autres technologies de pointe sur l’environnement, ainsi que la capacité de ces technologies à contribuer à la réalisation des Objectifs de développement durable et des objectifs de l’Accord de Paris. En particulier, le rapport énumère les technologies de pointe suivantes comme pouvant limiter et, le cas échéant, contrer les effets du changement climatique :

  1. L’Internet des objets (IdO) permet l’existence de services avancés en interconnectant des objets (physiques et numériques) à l’aide des technologies de l’information et de la communication interopérables existantes et évolutives. L’IdO sert de plus en plus aux modèles de services requérant une connexion dans des domaines aussi variés que l’eau, l’assainissement, les soins de santé, l’agriculture, l’éducation et la finance.

  2. L’intelligence artificielle (IA) pourrait contribuer à détacher la croissance économique de l’augmentation des émissions de carbone.

  3. Les technologies d’énergie renouvelable : l’intégration des capteurs automatisés, de la collecte des données, de la mesure des performances ou d’autres mécanismes utilisant des technologies d’énergie renouvelable qui produisent de l’électricité, de la chaleur et des combustibles à partir de sources renouvelables telles que le soleil, le vent, l’eau, les vagues et les marées, l’échange de chaleur/la géothermie et la bioénergie.

  4. Les jumeaux numériques : un jumeau numérique est une représentation numérique d'un objet ou d'un système physique tout au long de son cycle de vie. Il utilise des données en temps réel et d’autres sources pour garantir un apprentissage, un raisonnement et un recalibrage dynamique pour permettre de meilleures prises de décision. Dans le contexte du changement climatique et des réponses à apporter à ce dernier, les jumeaux numériques constituent une solution alléchante, en particulier pour les régions urbaines dont la population, la taille et la consommation énergétique augmentent rapidement.

  5. La technologie 5G devrait laisser une empreinte environnementale moins importante que les technologies actuelles car elle sera plus directionnelle et efficace, et dépensera par conséquent moins d’énergie et de puissance.

Le rapport « The State of Climate Tech 2020: The next frontier for venture capital » (L’état de la technologie climatique en 2020 : la nouvelle limite pour le capital-risque) de PWC révèle à quel point les investissements privés dans la technologie climatique ont explosé ces six dernières années pour atteindre les 60 milliards de dollars. Ces investissements ont principalement été enregistrés dans le secteur de la mobilité et du transport :

  • évolutions qui augmentent l’efficacité (des moteurs, des modèles de conception ou des matériaux) associée au mouvement de biens ou de personnes par voie terrestre, aérienne ou maritime ;

  • production de véhicules électriques et de véhicules à micro-mobilité, et création des infrastructures permettant de populariser ces technologies, y compris les applications de covoiturage et les points de recharge ;

  • développement de technologies de batterie pour les applications de mobilité et les infrastructures connexes ;

  • renforcement de l’efficacité des systèmes de transport – y compris en recourant à des technologies autonomes et à des capteurs –, des services d’entretien et de réparation, de l’aménagement du territoire et des modèles de conception.

Figure 6 : provient de The State of Climate Tech 2020: The next frontier for venture capital, p. 34.
AAUS = alimentation, agriculture et utilisation des sols. L’abréviation « GES » désigne les gaz à effet de serre.

ICOS, un portail de données ouvertes, constitue un exemple de technologie employée pour le bien public. Il est alimenté par un réseau de capteurs à carbone implantés dans toute l’Europe et a transformé la façon dont les scientifiques étudient le climat. Rewiring America est une autre initiative qui vise à rapidement décarboniser les Etats-Unis grâce à l’électrification. Par ailleurs, elle créera 15 à 20 millions d’emplois au cours des dix prochaines années, et 5 millions d’emplois permanents.

An example of tech for good is ICOS, the open data portal. It is fed by a network of carbon sensors across Europe and has transformed how scientists are studying the climate. Or Rewiring America - an initiative to rapidly decarbonize the US through electrification creating 15 million to 20 million jobs in the next decade, with 5 million permanent jobs after that.

Un rapport sur le secteur, rédigé par GeSI et Deloitte en 2019, avance que les technologies numériques pourraient servir à atteindre 103 des 169 cibles des ODD (p. 7), y compris l’ODD 8 sur « une croissance économique soutenue, partagée et durable, le plein emploi productif et un travail décent pour tous ». D’après ces sociétés, les technologies permettent :

  • de se connecter et de communiquer, en nouant des relations et en partageant des informations, des idées ainsi que des opportunités ;

  • de surveiller et de suivre le monde qui nous entoure afin que notre impact soit transparent et que nous puissions cibler nos interventions ;

  • d’analyser de grandes quantités d’informations ; d’optimiser les processus, les procédures et la productivité des ressources ; et de prédire les domaines où une intervention s’avère nécessaire ; et

  • d’augmenter nos capacités humaines et d’autonomiser les systèmes afin qu'ils mènent des activités à notre place en créant un « lien actif » entre le monde physique et le monde numérique.

Empreinte carbone de la technologie

Mais qu’en est-il de l’empreinte carbone des technologies numériques en elles-mêmes ? L’étude Green AI, rédigée par Schwartz et al. (2019), est parvenue à la conclusion que « les calculs nécessaires à la recherche en apprentissage approfondi doublaient régulièrement, et auraient augmenté de 300 000 x de 2012 à 2018. » Nous consommons toutes et tous de l’énergie lorsque nous utilisons nos téléphones mobiles, payons avec notre carte de crédit, envoyons des courriers électroniques ou regardons la télévision. En effet, nous envoyons des demandes de données à des bâtiments de la taille d’entrepôts implantés dans le monde entier et remplis de centaines de milliers de serveurs, et recevons des réponses de données de ces mêmes bâtiments. Ces centres de données figurent parmi les systèmes les plus énergivores de la planète, et représentent environ 10 pour cent de la production mondiale d’électricité.

L’informatique quantique – qui demeure néanmoins une construction théorique – promet de réduire largement la consommation énergétique. Toutefois, la consommation énergétique et l’impact sur le changement climatique de tous les systèmes numériques doivent être examinés, et ces derniers doivent être tenus responsables. De nouveau, si les principes en matière d’IA de la plupart de ces systèmes seront adoptés afin de donner la priorité aux intérêts du peuple et de la planète, cet aspect important mérite une attention bien plus grande.

Il faut être deux pour danser le tango

Les rapports susmentionnés – qui nous donnent un aperçu des publications de plus en plus nombreuses sur le changement climatique et les technologies numériques – présentent des similarités : l'omission du rôle des travailleurs et travailleuses et des syndicats dans la gestion, la mise en œuvre et la gouvernance des systèmes technologiques pour le bien commun, et l’absence de mention des droits à la confidentialité ou des droits humains des citoyens et citoyennes et des travailleurs et travailleuses.

Le fait que les solutions technologies soient conçues et déployées par le secteur privé constitue un autre grand domaine de préoccupation. Pour faire écho aux discussions de la section sur la démocratie et les droits et moyens de gouverner, il est crucial que les services publics fassent preuve de vigilance et exigent un accès et un contrôle égalitaires en ce qui concerne les données et les algorithmes déployés dans ces technologies. Le rôle des syndicalistes et des partenariats dans le cadre des efforts de remunicipalisation peuvent servir d’inspiration (voir la section sur les administrations et infrastructures publiques).

Migration climatique et identités numériques

Déjà en 1990, le Groupe d'experts intergouvernemental sur l'évolution du climat (GIEC) avait fait remarquer que le changement climatique pourrait exercer l’impact le plus important sur la migration humaine, dans la mesure où des millions de personnes seront déplacées en raison de l’érosion du littoral, de l’inondation des régions côtières et des bouleversements de l’agriculture.

Les récentes estimations prédisent en effet que d'ici 2050, entre 150 et 200 millions de personnes risquent de devoir quitter leur terre natale à cause de la désertification, de l’augmentation du niveau des mers et de phénomènes météorologiques extrêmes (UNESCO 2017). Aujourd’hui déjà, la crise climatique force certaines personnes à fuir. A défaut d’une définition adaptée en vertu du droit international, ces migrants et migrantes sont presque invisibles aux yeux du système international : aucune institution n’est chargée de collecter des données quant à leur nombre, et encore moins de leur fournir des services essentiels. Incapables de prouver qu'ils et elles sont victimes de persécution politique dans leur pays d'origine, ils et elles passent à travers les mailles de la loi sur l’asile.

Une éventuelle crise des droits humains se dresse à l’horizon si les droits des migrants et migrantes climatiques ne sont pas protégés. Dans ce contexte, des organisations et des spécialistes s’expriment au sujet de l'importance des identités numériques afin de garantir les droits fondamentaux des personnes déplacées. En mars 2019, le HCR a publié un document intitulé « UNHCR Strategy on Digital Identity and Inclusion » (Stratégie du HCR sur l’identité et l’inclusion numériques) », selon lequel :

« Au niveau mondial, plus d’un milliard de personnes sont sans papier. Dans notre monde moderne, l’absence de papiers d'identité est synonyme d’exclusion des services et de la participation à la vie socioéconomique, ainsi que de limite d’accès – par exemple – à un travail, à un logement, à un téléphone mobile et à un compte bancaire. En fait, sans document d’identité, ces personnes vulnérables et déjà marginalisées courent le risque constant de dépasser la limite qui sépare la légalité et l’illégalité. »

L’écosystème de gestion de l’enregistrement et de l’identité des populations (PRIMES) du HCR a pour but d'octroyer une identité numérique à l’ensemble des réfugiés et réfugiées ou aux personnes déplacées. Fin 2018, 8 réfugiés et réfugiées enregistré·es auprès du HCR sur 10 avaient reçu une identité biométrique. Les données de plus de 2,4 millions de personnes relevant de la compétence du HCR sont hébergées de manière sécurisée dans l’un des modules de base du registre central de population du HCR, proGres v4.

Grâce aux identités numériques du HCR, le Programme alimentaire mondial (PAM) déploie des technologies blockchain qui permettent aux réfugiés et réfugiées de payer leur nourriture au moyen d’aides enregistrées sur une plateforme utilisant une technologie blockchain qui est associée à leur identité numérique. Les réfugiés et réfugiées achètent leur nourriture dans les supermarchés locaux du camp à l’aide d'un scan de leurs yeux, au lieu de payer en espèces, par chèque ou par carte électronique.

Toutefois, les identités numériques s’accompagnent bien entendu de leurs propres problématiques qui pourraient en réalité exacerber les préjugés, discriminations ou déséquilibres de pouvoir existants. Un important rapport publié en 2019 intitulé « Digital Identity in the Migration & Refugee Context: ITALY CASE STUDY » (L’identité numrique dans le contexte des migrants et des réfugiés : le cas de l’Italie) » est parvenu aux conclusions suivantes :

  • Les migrants et migrantes échangent des données sur leur identité pour des ressources sans consentement valable. Le processus d’identification des migrants et migrantes et des réfugiés et réfugiées entrave les concepts de confidentialité, de consentement éclairé et de protection des données.

  • Les préjugés systématiques des systèmes administratifs soulèvent des obstacles qui pourraient mettre à mal le juste développement et l’intégration des systèmes d’identité numérique.

  • Le manque de confiance envers les systèmes sociotechniques intégrés aux systèmes d’identité. Les intermédiaires culturels ne peuvent occuper une place de choix dans ce système que pour renforcer la confiance et la compréhension en ce qui concerne les droits à la confidentialité et le consentement éclairé. De plus, si les ONG qui récoltent les données sur l’identité sont compétentes et comprennent les tenants et aboutissants, elles peuvent devenir des points d’accès prêts à conforter la protection des données des migrants et migrantes et des réfugiés et réfugiées.

Pour ce dernier point, il convient d’ajouter que ces points d’accès doivent, dans l’idéal, être hébergés par les organismes publics, au niveau multinational (les Nations Unies) et/ou au niveau local ou régional (agences gouvernementales locales ou régionales). Quoi qu'il en soit, il est essentiel que ces points d’accès fassent l’objet d'une gouvernance efficace et possèdent des procédures et politiques de gouvernance des données sécurisées qui empêchent toute mauvaise utilisation de ces données et ont les capacités ainsi que les compétences de le faire.

Pistes de réflexion pour les syndicats

Les technologies numériques sont de plus en plus adoptées pour atténuer ou prévenir les impacts du changement climatique sur les personnes, les sociétés et les moyens de subsistance. La plupart de ces solutions sont détenues par des entreprises privées, et certaines sont conçues par les Nations Unies.

Qu’elles soient privées ou publiques, les différentes solutions proposées partagent ces deux similarités : elles œuvrent au bien commun, mais peuvent éventuellement menacer les droits fondamentaux des individus. A moins d'une gouvernance stricte, l’extraction massive de données par les entreprises privées peut entraîner la surveillance et le suivi de groupes ethniques, religieux ou culturels. Les identités numériques peuvent également faire l’objet d’une utilisation malhonnête qui viendra exacerber les préjugés et la discrimination.

Les syndicats pourraient :

  • Examiner comment les technologies numériques peuvent servir à renforcer – et non à affaiblir – les droits des travailleurs et travailleuses et des citoyens et citoyennes dans les solutions numériques à apporter au changement climatique.

  • Analyser en quoi les technologies numériques, lorsqu’elles sont déployées correctement, sous-tendent les activités des gouvernements sur le changement climatique, les sécheresses, la famine et la dégradation des terres. Les syndicats doivent constituer un élément moteur exhortant les responsables politiques à (re)contribuer à un multilatéralisme démocratique efficace.

  • Exiger que la consommation énergétique de tous les systèmes numériques soit connue afin de pouvoir suivre leur impact sur le changement climatique. Tenir l’OCDE responsable pour ses principes en matière d’IA et souligner l’importance de la réduction de l’empreinte carbone des technologies numériques.

  • Veiller à ce que le secteur privé n’affaiblisse pas davantage les compétences des administrations locales, régionales et nationales en s’accaparant les solutions à la crise climatique.

  • Vérifier comment – et, le cas échéant, dans quelles conditions – les identités numériques peuvent servir à garantir les droits fondamentaux de l’ensemble des citoyens et citoyennes quel que soit leur statut juridique.

Références principales

8. Services sociaux et de santé

En 2019, Paul Webster a écrit ce qui suit dans The Lancet :

« Ce domaine offre de nombreuses perspectives pour le secteur. Les puissantes sociétés pharmaceutiques et les entreprise du numérique se tournent autour, alors que le NHS vend ses dossiers et ses données. D'un côté, nous avons un secteur qui pèse plusieurs milliards de livres sterling et offre des technologies ainsi que des services de consultance, et de l’autre une énorme industrie naissante qui propose aux patients des appareils portables et des applications de santé. Le NHS en est incapable. Nous laissons trop d’entités de marché entrer pour monétiser ce dernier. »

Bien que cette citation concerne le Royaume-Uni et le NHS, elle s’applique à de nombreux services de soins de santé publics du monde entier. La numérisation de tous les soins de santé quels qu'ils soient représente un secteur pesant plusieurs milliards de dollars, qui est estimé à 111,4 milliards de dollars en 2019 et devrait atteindre les 510,4 milliards de dollars d'ici 2025.

Dans les soins de santé, les intérêts du secteur privé englobent à la fois des « technologies de la santé » et des « technologies médicales », notamment :

  • Le diagnostic et la réduction des erreurs (par exemple, analyse des radios et scanners par des outils d’IA, traitements prédictifs et préventifs).

  • La chirurgie (par exemple, interventions chirurgicales assistées ou menées par des robots).

  • L’administration (dossiers électroniques des patients et patientes, automatisation de l’historique).

  • La santé physique (capteurs à porter, santé des patients et patientes, monitoring).

  • L’invention de médicaments.

  • La santé mentale (services de télépsychiatrie, thérapie en ligne).

  • La communication (télésanté, consultations en ligne, communication sécurisée entre les hôpitaux).

A l’instar de la numérisation des administrations publiques, l’objectif de la technologie de la santé est d’accroître l’efficacité et l’accessibilité ainsi que de créer de nouveaux marchés et services. Comme l’a examiné le rapport de l’ISP intitulé « La numérisation et les services publics : une perspective syndicale » : « Même dans les pays friands de technologies, l’actuelle vague d’évolutions et d'avancées numériques cause de l’anxiété, qui découle d'un constat évident : les multinationales du numérique encouragent la prolifération d’outils de santé numériques non testés et non réglementés, puisque leur principale motivation consiste à récolter des données pour examiner de nouveaux systèmes de médecine, de services de santé et de modèle commerciaux rentables. » (p. 38)

Les technologies de la santé sont en cours d’adoption aux quatre coins du monde, et les investisseurs privés se servent des décennies de sous-financement des systèmes de soins de santé publics comme excuse. A titre d’exemple, la Société financière internationale – une agence de la Banque mondiale qui représente l'investisseur multilatéral le plus important dans les soins de santé privés sur les marchés émergents – avance ce qui suit : « Au niveau mondial, le Brésil constitue l’un des marchés de la santé les plus intéressants et les plus prometteurs. Si les Brésiliens ont la garantie de profiter d’une couverture sanitaire publique gratuite et universelle, les dépenses privées dépassent les dépenses publiques, créant ainsi l’un des systèmes de soins de santé privés les plus importants au monde. En parallèle, le système de soins de santé brésilien se retrouve confronté à de multiples défis, y compris une mise à rude épreuve et un sous-financement du système public, une pénurie de lits et une distribution inégale des ressources et de la main-d’œuvre. En conséquence, les fournisseurs de soins de santé brésiliens explorent de nouvelles solutions susceptibles d’améliorer les soins tout en réduisant les coûts, ce qui offre d’énormes perspectives commerciales pour les sociétés pionnières en technologie de la santé. »

Avantages des technologies de la santé

Si en général, les hôpitaux de district et les centres de santé décentralisés sont privilégiés pour veiller à ce que les citoyens et citoyennes reçoivent des soins de santé appropriés, les technologies de la santé peuvent présenter plusieurs avantages. Elles peuvent connecter les citoyens et citoyennes des régions reculées avec des équipes d’intervention médicale susceptibles de leur sauver la vie (à condition que ces citoyens et citoyennes disposent d'une ligne téléphonique, d’un ordinateur et des compétences informatiques nécessaires pour faire fonctionner le système). Elles peuvent alerter au plus tôt quant à de futurs problèmes de santé (voir l’encadré pour un exemple). Elles peuvent réduire les temps d’attente en répartissant mieux les patients et patientes vers les médecins, optimiser l’utilisation des salles d'opération et accélérer les résultats de laboratoire. Elles peuvent, comme l’a signalé l’ISP dans son rapport « ISP : la numérisation et les services publics », aider et assister les médecins, le personnel infirmier, les enseignants et enseignantes et le personnel administratif à fournir des services sociaux et de santé.

Utilisation de l’IA pour donner aux médecins un avantage de 48 heures face aux maladies graves

DeepMind* a mis au point une technologie qui, à l’avenir, pourrait donner aux médecins un avantage de 48 heures pour soigner l’insuffisance rénale aiguë (IRA).

L’IRA touche jusqu’à un cinquième des patients et patientes hospitalisé·es au Royaume-Uni et aux Etats-Unis. Cette maladie est connue pour être difficile à détecter, et l’état de santé de la personne touchée peut très vite se détériorer. En collaboration avec le Département des anciens combattants des Etats-Unis, l’équipe de DeepMind a appliqué une technologie d’IA à un ensemble de dossiers médicaux électroniques anonymisés provenant d’un réseau de plus d’une centaine de sites du Département des anciens combattants. Cette étude a révélé que l’IA pouvait prédire avec précision une IRA chez les patients et patientes jusqu’à 48 heures plus tôt que ne le permettent les diagnostics actuels. Enfin, ce modèle a pu détecter 9 patients et patientes sur 10 dont l’état de santé s’est détérioré au point qu’ils et elles ont dû subir une dialyse.

* Basée au Royaume-Uni, DeepMind Technologies est une entreprise spécialisée dans l'intelligence artificielle et un laboratoire de recherche créée en septembre 2010 qui a été rachetée par Google en 2014.

Risques des technologies de la santé

Si des milliers de milliards de dollars sont investis dans les technologies de la santé et que les avantages sont bien connus, les risques demeurent élevés. Ces derniers englobent des conséquences sur la santé, les droits à la confidentialité et le manque d'investissements dans des systèmes de santé publics adaptés dans toutes les régions géographiques. Les réglementations en vigueur concernant l’adoption de l’IA dans les établissements hospitaliers, comme les normes pour recevoir l’approbation de la FDA aux Etats-Unis ou le marquage CE en Europe, se concentrent principalement sur la précision. Il n’existe aucune exigence précise prévoyant que l’IA doit avoir une incidence positive sur les patients et patientes ou renforcer le système de santé universel.

Le Groupe d’experts de haut-niveau de l’UE sur l’IA, entre autres acteurs, s’est penché sur ces risques et a recommandé aux responsables politiques de : « promouvoir et reconnaître ce que l’IA peut apporter aux soins de santé. Compte tenu des conséquences que pourrait entraîner l’utilisation de l’IA dans le domaine des soins de santé, les mécanismes veillant à ce que les développeurs des systèmes d’IA soient compétents en santé doivent être étudiés. »

Au Burkina Faso, où le système de soins de santé a récemment connu une transformation numérique, l’efficacité s’est améliorée, mais la confidentialité entre médecin et patient et patiente a à plusieurs reprises été rompue à mesure que les données médicales se numérisaient.

Il existe d’autres risques, y compris :

  • Le coût élevé des fuites de données : les données de santé personnalisées sont tout particulièrement vulnérables aux menaces en raison du nombre élevé d'informations sensibles qu’elles contiennent. Comme pour n’importe quelle autre société du numérique, la confidentialité des données soulève d'importantes inquiétudes.

  • La confiance excessive envers la technologie : aux Etats-Unis, l’Institut de recherche sur les soins d'urgence (ECRI) a remarqué que les patients et patientes peuvent être en danger lorsque les appareils médicaux ne détectent pas les alertes, lorsque le personnel médical ne reçoit aucune notification concernant les alertes et lorsque les travailleurs et travailleuses des soins de santé ne réagissent pas assez vite aux alertes.

  • La santé à distance et le risque de mauvais diagnostic et d’une moindre qualité des soins.

  • Les erreurs de programmation : les appareils médicaux connectés, comme les pompes à morphine ou les outils d’ajustement automatique des stimulateurs cardiaques, posent de nouveaux risques pour la sécurité des patients et patientes, car des erreurs de programmation ou de réseaux peuvent survenir.

  • La prise de contrôle malveillante de tous les implants médicaux contrôlés à distance. Tous les dispositifs à commande numérique peuvent être piratés.

L’extraction et l’analyse poussées de grands ensembles de données représente l’une des principales menaces des technologies de la santé : qu’il s’agisse des dossiers des patients et patientes, des revues des hôpitaux, des « recherches Google » ou encore des extractions de données plus avancées qui combinent votre mode de vie à des données médicales obtenues légalement (ou non). Par exemple, comme l’a signalé le Financial Times en septembre 2020 : « Le lancement la semaine dernière de Coefficient Insurance Company, une nouvelle société de Verily, la filiale de Google spécialisée dans les sciences de la vie et les soins de santé, est encore plus préoccupant. Si cette nouvelle société a pour objectif de préciser les risques en matière d’assurance-santé pour les employeurs, un entretien avec un membre de la direction de Verily dans le cadre d'un rapport de Bloomberg révèle que l’entreprise a également l’intention d'identifier les employés qui pourraient développer certains problèmes de santé et d’intervenir. Cela pourrait, par exemple, impliquer de surveiller les signes vitaux d'un employé grâce à son téléphone intelligent et de lui prendre un rendez-vous avec un instructeur virtuel pour l’aider à gérer une maladie chronique comme le diabète ou une affection cardiaque. »

En effet, nombre de spécialistes suspectent désormais que de grandes quantités de données sur la santé sonneraient le glas du modèle de risque collectif et de la structure tarifaire des assurances. De nouveau, une gouvernance conjointe des systèmes algorithmiques utilisés par les services publics s’avérera nécessaire pour s’assurer que ces services donnent la priorité aux droits humains et aux droits des citoyens et citoyennes et non à l’efficacité. Certaines des recommandations du Groupe d’experts de haut niveau de l’UE sur l’AI peuvent servir d'inspirations (p. 12) :

  1. L’existence potentielle d'un compromis entre l’accès à des traitements de qualité et la protection de la confidentialité, ainsi que la discrimination qui pourraient découler du recours à l’IA, soulèvent des inquiétudes. Afin de prévenir toute discrimination et aggravation des inégalités en matière de santé, l’utilisation de l’IA dans le secteur des soins de santé doit faire l'objet d’un suivi précis et indépendant. L’accès aux données et les finalités pour lesquelles elles sont nécessaires doivent être transparents. Des bonnes pratiques doivent être élaborées et diffusées par rapport à la communication des risques et défis qui pourraient se poser pour les données sensibles sur la santé (par exemple, les données génomiques) en raison de l’usage de l’IA. La sécurité des données sur les soins de santé et la résilience des systèmes de soins de santé fondés sur l’IA revêtent une importance particulière. En outre, les investissements dans les techniques d’anonymisation et de cryptage des données sur les soins de santé doivent être sérieusement prises en considération.

Services sociaux

Dans les services sociaux des économies à haut revenu, les outils numériques deviennent de plus en plus courants. Par exemple, les outils de planification servent à répartir à l’aide d’un algorithme les horaires de travail et les déplacements entre les patients et patientes, les dossiers électroniques des patients et patientes et les revues sont accessibles à distance, des enceintes intelligentes permettent au personnel de soins de vérifier l’état des patients et patientes à distance et/ou des robots prestataires de soins augmentent les effectifs en soins de santé ou les remplacent.

L’automatisation croissance de la gestion des services sociaux a des incidences tant positives que négatives. Dans une récente publication, la Fondation européenne pour l’amélioration des conditions de vie et de travail a signalé que les technologies numériques pouvaient contribuer à un sentiment de sécurité renforcé chez les utilisateurs et utilisatrices, et avaient permis à des personnes âgées de continuer à vivre chez elles plus longtemps. En outre, les soins dispensés à distance ou à l’aide de robots, de la télésanté et de dispositifs portables peuvent réduire le risque de contagion et garantir la continuité des soins en cas de quarantaine, de confinement et/ou de distanciation sociale. Néanmoins, les travailleurs et travailleuses risquent d’être séparé·es et isolé·es de leurs collègues et/ou responsables à mesure que la gestion des services de soins est automatisée.

Plateforme Sentab pour les personnes âgées – Estonie – rapprocher les personnes

Source : « Impact of digitalisation on social services » (Impact de la numérisation sur les services sociaux), Eurofound, 2020

Le système Sentab consiste en une plateforme offrant des fonctionnalités de divertissement, d'interaction sociale et de suivi afin de rapprocher les personnes âgées, leurs soignants et soignantes ainsi que leur famille. Ce système est disponible sur les interfaces qui leur sont le plus appropriées : par exemple, une télévision pour les personnes âgées et une application mobile ou sur le Web pour les soignants et soignantes. Les premiers essais menés dans cinq maisons de soins indiquent que les fonctionnalités de Sentab répondent aux besoin des personnes âgées et de leurs soignants et soignantes.

Toutefois, ce système pourrait être doté de meilleures compétences en analyse des données afin de calculer l’état émotionnel ainsi que la mémoire à cout terme et à long terme des personnes âgées.

Sentab a développé un ensemble d’algorithmes logiciels complexes servant à détecter les variations d'humeur et à reconnaître les tendances au niveau de l’état émotionnel des personnes âgées, ainsi qu’un système de communication fondé sur un protocole Internet et un outil de gestion des bases de données. Ce système améliore l’accès des personnes âgées à la protection sociale et encourage leur inclusion, dans la mesure où elles peuvent vivre de manière plus indépendante.

Cet exemple d’Eurofound (2020) s’intéresse à un système numérique offrant des fonctionnalités de divertissement et d’interaction sociale, tout en permettant un suivi entre les personnes âgées, leurs soignants et soignantes et leur famille. En revanche, Eurofound n’examine pas la façon dont « Sentab a développé un ensemble d’algorithmes logiciels complexes servant à détecter les variations d'humeur et à reconnaître les tendances au niveau de l’état émotionnel des personnes âgées ». Il s’agit d’un très bon exemple illustrant le potentiel des technologies numériques dont l’objectif et l’utilisation pourraient être justifiés, mais qui soulèvent dans la foulée les questions suivantes : 1. Pouvons-nous faire confiance à l’IA pour détecter les émotions ? 2. Qu’arrive-t-il à ces données ? 3. Les « réponses émotionnelles » ont-elles été mises à l’épreuve ? Si oui, sur qui ? Ces personnes étaient-elles au courant ? Le personnel de santé a-t-il contribué à la conception du système ?

Inégalité de genre au niveau des soins de santé

A mesure que la population s’accroît et que les habitudes évoluent, la demande de travailleurs et travailleuses de la santé devrait presque doubler d'ici 2030 avec la création d’environ 40 millions de nouveaux emplois dans ce secteur, principalement dans les pays à revenu élevé et dans les pays à revenu intermédiaire tranche supérieure.

Toutefois, l’augmentation attendue du nombre d’emplois dans les pays à revenu intermédiaire et à faible revenu devrait être concomitante avec la pénurie de 18 millions de travailleurs et travailleuses de la santé si la couverture sanitaire universelle est atteinte et consolidée d'ici 2030, comme prévu par la stratégie globale de l’OMS en matière de ressources humaines pour la santé. En l’absence d'intervention ciblée, la situation dans les institutions dont les ressources sont limitées devrait encore plus s’aggraver en raison de la mobilité accrue des travailleurs et travailleuses qui fuient vers des pays présentant une plus grande demande et offrant des revenus plus élevés, ce qui mettra à mal des systèmes de santé déjà vulnérables. Afin de garantir la rétention des travailleurs et travailleuses de la santé où ils et elles sont nécessaires et de rendre le secteur plus attractif pour pouvoir compter sur des effectifs suffisants dans les soins de santé, il est crucial d'investir dans la qualité des emplois, à savoir dans les conditions de travail, la protection du travail et les droits au travail.

La pénurie imminente de travailleurs et travailleuses de la santé ne mènera pas à de meilleures conditions de travail pour le personnel des soins de santé du monde entier, ni à une reconnaissance de la plupart du travail de soin non rémunéré accompli à l’heure actuelle. Aux quatre coins du globe, les femmes se chargent des trois quarts des tâches domestiques non rémunérées, soit plus de 75 pour cent des heures prestées au total. Les femmes consacrent en moyenne 3,2 fois plus de temps que les hommes aux tâches domestiques non rémunérées. En conséquence, les femmes disposent de moins de temps, ce qui entrave leur participation au marché du travail.

Les femmes sont confrontées à une menace imminente associée à la participation au marché du travail si aucune solution n’est trouvée pour la pénurie de 18 millions de travailleurs et travailleuses de la santé, dans la mesure où les femmes sont plus susceptibles d’arrêter de travailler pour s’occuper d’un enfant, d'une personne âgée ou d'un proche malade. Cela porterait un coup fatal à toutes les avancées enregistrées ces dernières décennies en matière d’égalité des genres. Cette question doit être abordée de toute urgence et en priorité aux quatre coins de la planète.

Que pourrait faire la numérisation ? Les technologies numériques servent déjà à améliorer les soins/contacts à distance ou à augmenter le nombre de travailleurs et travailleuses de la santé grâce à des robots ou à d’autres sortes de machines. Si ces outils possèdent des qualités, ils ne s’attaquent pas à une question cruciale : ces professions cruellement nécessaires sont sous-évaluées par la société. Afin d’éviter que le droit d’accès aux soins dépendent du portefeuille des patients et patientes, des modifications urgentes doivent être apportées pour revaloriser considérablement le travail des professionnels et professionnelles de la santé, qu'ils et elles fournissent un travail payé ou non. Les travailleurs et travailleuses pourraient prendre part, avec leur syndicat, à la collecte de leurs propres données grâce à l’application WeClock (comme présenté ci-après) en vue de représenter l’importance des travailleurs et travailleuses effectuant un travail rémunéré ou non.

Transformation des emplois et risques

Il est effarant de constater que la demande croissante de travailleurs et travailleuses de soins de santé et l’offre en baisse n’aient pas entraîné de meilleurs salaires et conditions de travail. Que du contraire, nous avons été témoins, ces dernières années, d'un travail encore plus précaire avec la montée de l’économie de plateforme. Si Care.com est la plateforme la plus importante, elle est loin d’être la seule, puisque les coopératives ont également rejoint le mouvement. Selon les Nations Unis et l’ICA, ainsi que les chiffres du B20, quelque 100 millions de foyers du monde entier ont accès à des soins de santé grâce à des coopératives. La présence de ce modèle d’entreprise a été confirmée dans les systèmes de santé de 76 pays. Plus de 3 300 coopératives de santé ont en effet été enregistrées, pour un chiffre d’affaires total de 15 milliards de dollars.

Malgré les valeurs ajoutées du modèle des coopératives, ces dernières font face à divers défis dans l’économie des soins qui entravent leur durabilité et leur viabilité, d’après l’OIT. Des problèmes tels que l’accès limité au capital et aux revenus des nouvelles entreprises, un manque de savoir-faire au niveau des coopératives et les compétences lacunaires au sein du secteur des soins amoindrissent le potentiel des coopératives. Bien que le rapport de l’OIT ne le mentionne pas, les coopératives continuent de poursuivre un but lucratif en regroupant les risques de marché auprès de leurs membres, et ouvrent souvent la voie à la privatisation. Les syndicats doivent étudier d’un point de vue critique le nombre croissant de coopératives, étant donné qu’elles servent parfois à soustraire les soins de santé de la responsabilité publique.

La précarité croissante du travail et l’élaboration de coopératives à l’initiative de travailleurs et travailleuses posent des risques pour les professionnels et professionnelles qui travaillent souvent seul·es. Dans ce contexte, les syndicats ont un rôle important à jouer dans la création d'un sentiment d’appartenance et d’une base pour les professionnels et professionnelles de la santé. Les syndicats doivent par ailleurs exiger la formation, le recyclage et la rétention des travailleurs et travailleuses de la santé. Les technologies de la santé ne doivent pas servir de mesure « de réduction des coûts » qui encouragerait le licenciement de membres du personnel des services sociaux et de santé, qui sont déjà en sous-effectif.

Les technologies numériques peuvent apporter une assistance aux travailleurs et travailleuses à distance grâce aux alertes, au suivi GPS automatique et l’accès rapide et aisé à de l’aide. Ces technologies doivent toutefois être mises en place en tenant principalement compte des droits à la confidentialité des patients et patientes et des travailleurs et travailleuses. En raison de l’influence croissante des entreprises privées sur le secteur des soins de santé, il y a peu de chance que cela se produise, à moins que les syndicats ne le revendiquent.

COVID-19 – applications de traçage des contacts

De nombreux gouvernements se sont empressés d’adopter des applications et des systèmes de traçage des contacts pour suivre les personnes infectées, l’endroit où elles se trouvent, et les personnes avec lesquelles elles ont été en contact. Des entreprises privées et des initiatives de recherche ont également été créées. Du côté du secteur privé, l'initiative la plus importante a été la récente collaboration entre Apple et Google. Leur projet consiste à exploiter les signaux Bluetooth à faible portée des téléphones intelligentes : les téléphones gardaient ainsi une trace  – de façon anonyme – des autres téléphones à proximité. Lorsque le ou la propriétaire de l’un de ces téléphones contractait le COVID-19, des alertes étaient envoyées par le secteur public aux personnes qui avaient récemment été en contact avec la personne infectée. L’idée était d’aider les responsables de la santé publique à identifier plus rapidement les personnes potentiellement exposées au virus et d’enrayer la propagation de ce dernier. Toutefois, le projet d'origine n’a pas abouti, puisque de nombreux Etats des Etats-Unis et gouvernements du monde entier n’ont pas réussi à mettre en place le système et à remplir leur part du marché, à savoir l’envoi de notifications aux citoyens et citoyennes. Désormais, les géants de la technologie devront fournir la technologie qui enverra et recevra les alertes. Ce système, appelé Exposure Notification Express, permettra aux organismes publics de santé d'utiliser le logiciel sans créer d’application personnalisée. Google et Apple soutiennent que leur système respecte les droits à la confidentialité des citoyens et citoyennes.

D’autres initiatives ont bel et bien été lancées, par exemple l’application DP-3T (traçage de proximité décentralisé préservant la confidentialité) en Suisse, qui consiste en un protocole ouvert développé pour faire face à la pandémie de COVID-19 afin de retracer, par voie numérique, les contacts des participants et participantes infecté·es. Ce protocole, à l’instar du protocole « traçage de proximité paneuropéen préservant la confidentialité » (PEPP-PT) rival, s’appuie sur la technologie Bluetooth à basse consommation pour retracer et enregistrer les contacts avec les autres utilisateurs et utilisatrices. Les protocoles diffèrent de par leur mécanisme de notification : pour le PEPP-PT, les usagers et usagères doivent charger le registre des contacts sur un serveur central qui assure le suivi, alors que pour le DP-3T, le serveur central n’accède jamais au registre des contacts et n’est pas non plus chargé de traiter les cas de contact ou d'informer les usagers et usagères en cas de contact. Puisque les registres des contacts ne sont jamais transmis à des tiers, le DP-3T présente d’importants avantages en matière de confidentialité par rapport au protocole PEPP-PT, même si cela signifie que le client ou la cliente doit déployer une puissance informatique plus grande pour examiner les rapports sur les infections.

En Inde, l’application Aarogya Setu – qui signifie « passerelle vers la santé » – a été lancée début avril 2020. Le pays a obligé les citoyens et citoyennes vivant dans certaines régions contaminées ainsi que le personnel de la fonction publique et du secteur privé à la télécharger. Pourtant, les utilisateurs et utilisatrices ainsi que les spécialistes du pays et du monde entier affirment que l’application soulève de vives préoccupations en matière de sécurité des données. Le fait que Aarogya Setu conserve les données de localisation et requière un accès constant à la connexion Bluetooth du téléphone – ce qui rend cette technologie intrusive au niveau de la sécurité et de la confidentialité – inquiète tout particulièrement. L’application permet aux autorités de charger les informations récoltées sur un « serveur » détenu et géré par le gouvernement, qui « transmettra des données aux personnes effectuant les interventions médicales et aux administratives nécessaires en lien avec la COVID-19 ». D’après le Software Freedom Law Centre, un consortium d’avocats et avocates, de spécialistes en technologie et d’étudiants et étudiantes, ce processus pose problème, puisque le gouvernement peut partager ces données avec « pratiquement n’importe qui », y compris les forces de police. Le gouvernement nie tout en bloc. En outre, Aarogya Setu n’est pas un logiciel libre et ne peut donc pas faire l'objet d’un audit mené par des codeurs et codeuses ou des chercheurs et chercheuses indépendant·es en vue d'identifier des problèmes de sécurité.

La Corée du Sud possède l’un des systèmes de traçage des contacts les plus efficaces, appuyé par des équipes de spécialistes et de milliers de travailleurs et travailleuses qui prennent part aux activités de surveillance et de suivi. Certaines stratégies mises en œuvre en Corée du Sud, qui compte une population d’environ 51 millions d’habitants et habitantes, peuvent être complexes à reproduire dans les pays émergents à la population bien plus nombreuse. De même, il se peut que les technologies de surveillances utilisées ne soient pas acceptées par les citoyens et citoyennes de la plupart des pays occidentaux. Pour retracer les éventuels contacts dans le pays, des centaines d'heures d’enregistrement de caméras de surveillance ont dû être visionnées, et les téléphones mobiles ainsi que les transactions par carte de crédit ont dû être examinés. Les caméras de surveillance sont omniprésentes en Corée du Sud, étant donné que pratiquement toutes les rues et tous les lieux de travail en sont dotés. Comme l’a déclaré Jung, l’ancien directeur des Centres pour le contrôle et la prévention des maladies :

« Nous avons enregistré un nombre de cas bien moins élevé que les autres nations, mais, surtout, la norme sociale selon laquelle la confidentialité des citoyens peut être violée pour l'intérêt public général nous a permis de mener des enquêtes approfondies, ce qui serait impensable dans les pays occidentaux. »

D’autres gouvernements n’ont pas réussi à mettre en place de système de traçage des contacts. Les tentatives échouées du gouvernement britannique en sont certainement l’exemple le plus connu. Ces échecs sont dus aux éléments suivants :

  1. Les systèmes de traçage des contacts engendrent très rapidement un faux sentiment de sécurité et potentiellement des comportements dangereux si le nombre de tests effectués en lien avec la COVID-19 n’augmente pas de manière significative.

  2. Dans le même temps, les gouvernements doivent mettre en place des structures de gouvernance saine vis-à-vis des données fournies. (Pour en savoir plus)

D’autres recommandations à cet égard sont reprises ci-après :

  • Nous devons demander des comptes tant aux équipes de développement des applications qu’aux personnes les ayant déployées, de même qu’aux gouvernements, et demander à ce que l’adoption et la mise en œuvre de ces nouvelles applications soient transparentes et éthiques. Nous devons exiger que les données soient éphémères (transitoires, ou qui n’existent que peu de temps), que les applications elles-mêmes soient temporaires et que les systèmes soient gouvernés par un large groupe de représentants et représentantes de tous les aspects de la vie.

  • Même en adoptant les mesures susmentionnées, nous devons garder à l’esprit que la plupart des citoyens et citoyennes doivent télécharger et utiliser l’application pour qu’elle engendre des résultats solides et fiables. De nombreux groupes vulnérables (par exemple, les personnes âgées) n'utilisent toutefois pas de téléphone mobile. Comment protégeons-nous ces groupes sans les confiner chez eux en quarantaine pour les mois à venir ?

  • Les personnes qui contrôlent les données et y ont accès revêtent une importance primordiale. En d’autres termes, les organisations/autorités qui contrôlent les données et y ont accès influencent ce qui est dit et nous expliquent la situation. Certaines vérités peuvent être dissimulées, et d’autres exagérées. La façon dont les données sont interprétées dépend de la personne qui les interprète. C’est pourquoi les différentes parties prenantes doivent s’accompagner de mécanismes de gouvernance et bénéficier de droits d’accès aux données.

  • Nous devons disposer d’un mécanisme centralisé auprès duquel nous pouvons signaler en toute sécurité toute atteinte à la confidentialité et toute utilisation malveillante de l’application.

Les applications de traçage des contacts ne sont jamais plus puissantes que le maillon faible. Dans de nombreux pays, cet état de cause résulte du nombre et de la fréquence des tests, même si la situation s’est largement améliorée depuis. Toutefois, qu’elles soient réellement utiles ou non, ces applications peuvent avoir une incidence considérable sur les droits à la confidentialité des citoyens et citoyennes. Dans le monde professionnel, les syndicats doivent faire preuve de vigilance et exiger que les conditions suivantes soient fixées :

  1. L’utilisation d'une application de suivi de la localisation est volontaire. Les employeurs ne peuvent pas demander à un travailleur ou à une travailleuse de télécharger et d'utiliser l’application comme condition préalable pour retourner au travail. Cette interdiction s’applique que le « consentement éclairé » soit sollicité auprès des travailleurs et travailleuses individuellement et/ou collectivement.

  2. Les travailleurs et travailleuses ne peuvent pas être forcé·es de transmettre les données de l’application à leur employeur à des fins de surveillance.

  3. Les travailleurs et travailleuses ont le droit de partager les données de l’application à leur syndicat à des fins d’examen et d’évaluation des risques.

  4. L’ensemble des règles et conventions existantes en matière de santé et de sécurité doivent être respectées.

Cette même technologie, qui utilise les capteurs Bluetooth des appareils mobiles, et le suivi de la localisation GPS peuvent être utilisés de manière responsable par les travailleurs et travailleuses et leur syndicat pour savoir réellement à quelle fréquence les travailleurs et travailleuses se trouvent à 1,5 mètre les un·es des autres. Pour ce faire, il est possible d’utiliser l’application WeClock, qui respecte la confidentialité.

Pistes de réflexion pour les syndicats

L’influence des entreprises sur le secteur des soins de santé croît de manière exponentielle, à l’instar du risque que le droit à des soins de qualité dépendent du portefeuille des citoyens et citoyennes. Les droits des travailleurs et travailleuses ainsi que des citoyens et citoyennes à la confidentialité sont également en jeu, à l’heure où les technologies numériques en place ou en développement stimulent une extraction massive des données qui pourrait mettre tant à mal nos droits humains.

Les syndicats devraient réfléchir aux activités suivantes :

  1. Plaider en faveur d’investissements dans des activités de reconversion et de perfectionnement pour contrer le potentiel de l’IA fiable dans les soins de santé publics. Des ateliers de reconversion et de formation, de même que des cours, doivent être organisés sur l’IA à tous les niveaux et pour tous les rôles du secteur des soins de santé, en vue de veiller à ce que les êtres humains et l’IA puissent collaborer pour effectuer d’importants progrès en la matière, et à ce que les droits à la confidentialité et à la santé résident au cœur de toutes les technologies numériques.

  2. Prévoir des formations au sein des syndicats en vue de renforcer les compétences en négociation des droits numériques. Voir les parties sur les droits des travailleurs et travailleuses à l’égard des données et la gouvernance des systèmes algorithmiques.

  3. Exiger des accords entre le secteur public et les fournisseurs privés de soins de santé qui prévoient des dispositions en faveur du secteur public concernant les données extraites et générées, dans l'objectif de renforcer, de manière responsable, les compétences du secteur public et de protéger les droits à la confidentialité et les droits humains des travailleurs et travailleuses ainsi que des citoyens et citoyennes.

  4. Réclamer une analyse en profondeur des réglementations nécessaires pour l’utilisation de l’IA et d’autres technologies numériques dans le secteur des soins de santé, tant du point de vue des professionnels et professionnelles de la santé que des patients et patientes. En particulier, les réglementations existantes incluent déjà des dispositions précises quant aux niveaux de sécurité et de performances requis pour les appareils médicaux, mais une évaluation des éventuels besoins pour mettre à jour les cadres réglementaires en vigueur doit être menée afin de les adapter à l’usage de l’IA.

  5. Demander à ce que les développements en matière d’IA soient inclusifs et ordonner l’élaboration d’un cadre politique. La contribution des travailleurs et travailleuses ainsi que des communautés à l’élaboration des politiques en matière d’IA dans les soins de santé revêt une importance essentielle. Les parties prenantes incluent, sans toutefois s'y limiter, les patients et patientes, les groupes de patients et patientes, les citoyens et citoyennes, les professionnels et professionnelles de la santé de tous niveaux et leur syndicat/association professionnelle, de même que les autorités sanitaires des Etats membres.

  6. Veiller à ce que les applications de traçage des contacts respectent les droits à la confidentialité des citoyens et citoyennes, et appeler à la création des structures gouvernementales nécessaires pour gérer les données de manière responsable.

  7. Utiliser WeClock pour relayer les témoignages des travailleurs et travailleuses et, par conséquent, faire connaître leur environnement de risques.

    Références principales

9. Compétences et capacités

Les capacités numériques des services publics doivent être renforcées pour assurer leur autonomie vis-à-vis des intérêts du secteur privé. A l’échelle micro, les compétences et la nature liées à la plupart des emplois du secteur public connaissent des changements à mesure que les outils numériques occupent une place de plus en plus importante dans les tâches des travailleurs et travailleuses. Qu'il s’agisse de manipuler des applications ou de traiter des demandes des citoyens et citoyennes et des tâches plus complexes, les solutions automatisées (par exemple, les agents conversationnels) prennent le relais pour les aspects communs et routiniers de l’emploi des travailleurs et travailleuses. Comme l’a souligné la synthèse du rapport de l’ISP en 2019 :

« La numérisation accroît la complexité du travail et les compétences requises pour effectuer la même tâche. Comme les tâches les plus simples et les plus répétitives sont remplacées par des logiciels, des ordinateurs et des robots, les employeurs imposent de nouvelles exigences multiples à leurs employé-e-s, attendant d’eux qu’ils soient plus qualifiés, capables de faire plusieurs choses à la fois et qu’ils maîtrisent des compétences intellectuelles, sociales et en technologie de pointe, le plus souvent sans leur proposer de formation adaptée. Parmi les compétences de plus en plus souvent exigées dans un contexte numérisé : la résolution de problèmes, la créativité, les compétences en communication ou la capacité à réfléchir de manière globale et en réseau. » (p. 24)

Les besoins de formation suivants ont été mis en avant par les représentants et représentantes syndicaux·ales (pp. 80-81).

  • adaptation des programmes de formation initiale et complémentaire au niveau de l’entreprise et dans les intitulés de postes (échelles nationale et sectorielle) ;

  • (re)classification des catégories de rémunération selon les nouvelles tâches numériques et les intitulés d’emploi ;

  • fourniture de compétences numériques de base à l’ensemble des travailleurs et travailleuses, y compris le personnel moins touché par la numérisation et le personnel plus âgé ;

  • reconversion et perfectionnement des travailleurs et travailleuses dont les tâches sont automatisées afin de les protéger face à la redondance ;

  • inclusion des nouveaux intitulés de postes aux activités de formation et de renforcement des compétences ainsi qu’aux programmes de qualification propres à l’entreprise ;

  • intégration des outils et méthodes numériques aux cours et programmes de formation initiale et complémentaire ,

  • garantie que l’ensemble des travailleurs et travailleuses pourront exercer leur droit à la formation.

L’impact de la numérisation sur l’avenir du monde du travail n’a rien de neutre du point de vue du genre. Tant en raison des horaires de travail flexibles que de l’apprentissage tout au long de la vie et de la formation aux compétences numériques, de la fracture technologique ou de la ségrégation du travail, la numérisation exercera un impact considérable et, la plupart du temps, ignoré sur les femmes. Etant donné que la majorité des travailleurs et travailleuses qui s'occupent d'un·e proche sont des femmes, le moment de la journée auquel les activités de formation pourront avoir lieu aura une énorme incidence sur la composition hommes-femmes au niveau des travailleurs et travailleuses (re)formé·es.

L’une des principales missions des employeurs et travailleurs et travailleuses du secteur public consistera à suivre le rythme des innovations technologiques afin de pouvoir prévoir le plus tôt possible les compétences nécessaires à l’avenir. Ceci fait écho à une déclaration conjointe des partenaires sociaux européens des administrations locales, publiée par la FSESP en 2015, dans laquelle les partenaires s’engagent à :

  • Déterminer les besoins d’information et de formation des différents groupes de personnel à chaque étape de la mise en œuvre ;

  • Identifier les exemples de bonnes pratiques de mise en œuvre du processus de numérisation.

Rappeler l’importance des compétences relationnelles

Des systèmes d’IA visant à identifier les lacunes en matière de compétences avant qu’elles ne s’aggravent sont déployés (par exemple, HeadAI, LinkedIn via l’OCDE). Ils s’appuient sur des données publiques et ouvertes afin de comparer l’évolution des compétences demandées à l’offre de compétences.Bien que cette initiative s’avère judicieuse, elle peut s’accompagner de nombreux pièges [voir le Forum 2019 de l’OCDE, « Putting Hard Edges on Soft Skills: The future(s) of artificial intelligence and skills in the emerging digital economy » (Poser des limites strictes aux compétences relationnelles : avenir(s) de l’intelligence artificielle et des compétences à l’ère de l’économie numérique émergente)]. Il convient en particulier de souligner que ces systèmes réduisent les travailleurs et travailleuses à leurs compétences et capacités formelles et n’incluent pas leurs « compétences relationnelles », ou « compétences humaines », parce qu’ils en sont incapables. Ces compétences font souvent toute la différence sur le lieu de travail. Etes-vous l’élément qui renforce l’unité de votre organisation ou service ? Avez-vous tous vos sens aux aguets et êtes-vous sensible au bien être de vos collègues ? Etes-vous comique, créatif·ive ou à l’origine de changement ? Peu de travailleurs et travailleuses rendent compte de leurs compétences relationnelles en ligne, et rares sont les lieux de travail ou les systèmes de reconnaissance annuelle qui mettent en lumière et mentionnent l’importance de ces compétences. Pourtant, elles sont les moins faciles à automatiser et à mesurer de manière quantifiable, même si elles peuvent représenter la base même du bon fonctionnement de votre équipe ou d'un lieu de travail. Citons à titre d’exemple la capacité du personnel infirmier à rassurer et à faire preuve de tendresse et de bienveillance, autant de qualités qui jouent un rôle crucial dans le rétablissement des patients et patientes, ou encore l’aptitude des enseignants et enseignantes à comprendre chaque élève et son parcours personnel, sa personnalité et son fonctionnement psychologique ainsi qu’à se mettre à leur niveau, un atout qui ne peut être évalué uniquement par le biais des notes scolaires. Les syndicats doivent ouvrir la voie et exiger que les lieux de travail reconnaissent l’importance de ces compétences humaines et appeler à une sensibilisation systématique de ces questions.

En effet, si les travailleurs et travailleuses du secteur public ne sont pour l’instant pas soumis·es aux mêmes évaluations de rentabilité que la plupart des travailleurs et travailleuses du secteur privé, il faudrait accorder davantage d'importance aux compétences des travailleurs et travailleuses du secteur public. Le projet de l’OCDE sur le futur de l’éducation et des compétences pour 2030 souligne dans son rapport « LE FUTUR DE L’ÉDUCATION ET DES COMPÉTENCES Projet Éducation 2030 » le rôle essentiel des « compétences transformatives », qui répondent à la nécessité croissante pour les jeunes d’être inventifs, responsables et conscients des réalités :

  1. Créer de la valeur nouvelle

    1. De plus en plus, l’innovation surgit, non plus d’individus qui pensent et travaillent seuls, mais d’un effort collectif produisant des idées nouvelles à partir du savoir existant et reposant sur la capacité d’adaptation, la créativité, la curiosité et l’ouverture d’esprit.

  2. Concilier tensions et dilemmes

    1. Pour se préparer à l’avenir, les individus doivent apprendre à penser et à agir de manière plus globale, en tenant compte des interconnexions et des liens entre des idées, des logiques et des points de vue contradictoires ou incompatibles, tant dans une perspective à court terme qu’à long terme. Autrement dit, ils doivent apprendre à réfléchir de manière systémique.

  3. Etre responsable

    1. La troisième compétence transformative est une condition préalable aux deux premières. Face à la nouveauté, au changement, à la diversité et à l’ambiguïté, nous devons être capables de penser pour nous-mêmes et de travailler avec d’autres. De même, la créativité et la capacité de résoudre des problèmes supposent de tenir compte des conséquences futures de ses actions, d’en évaluer les risques et les bénéfices, et d’accepter la responsabilité des résultats de son travail.

L’University of Southern California a identifié un éventail de compétences relationnelles largement recherchées par les employeurs du monde entier, et qui orientent les choix en matière d’IA et de numérisation de manière plus générale. Ces cinq caractéristiques essentielles sont l’adaptabilité, la compétence culturelle, l’empathie, la curiosité intellectuelle et le raisonnement à 360 degrés.

Compétences relationnelles : principales caractéristiques

Source :University of Southern California

En nous basant sur nos recherches, nous avons identifié cinq caractéristiques indispensables pour réussir dans le monde complexe dans lequel nous vivons aujourd'hui, mais qui sont nettement sous-représentées sur le marché. Ces compétences sont les suivantes :

  • Adaptabilité
    Faire preuve d’agilité mentale, demeurer imperturbable dans des contextes ambigus ou sans structures et rester flexible face aux changement permanents. Afficher la volonté d’adapter sa réflexion et son approche en fonction de conditions et informations nouvelles, imprévues ou différentes.

  • Compétence culturelle
    Faire preuve d'intelligence émotionnelle et transculturelle, être capable de travailler de manière inclusive, respectueuse et efficace au sein de cultures ou organisations qui possèdent des valeurs, normes, coutumes, langues ou terminologies différentes. Témoigner également d’un raisonnement à large horizon et transfonctionnel qui fait fi des restrictions inhérentes aux limites structurelles, géographiques, départementales ou organisationnelles.

  • Empathie
    Être capable de comprendre et de reconnaître les besoins, objectifs, sentiments, priorités et points de vue des autres grâce à une écoute attentive et en énonçant des réponses réfléchies qui clarifient et renforcent le dialogue. Pouvoir interpréter efficacement les points de vue des autres et les intégrer à des approches plus efficientes afin de résoudre les problèmes et de répondre aux besoins.

  • Curiosité intellectuelle
    Avoir une soif d’apprentissage, d'information et de compréhension qui encourage à atteindre des niveaux d’apprentissage et de performance encore plus élevés. Prendre part aux nouvelles opportunités et expériences, s’efforcer d’obtenir une croissance mesurable et faire preuve d’intelligence émotionnelle et de savoir-faire.

  • Raisonnement à 360 degrés
    Adopter une approche holistique, multidimensionnelle et analytique pour résoudre les problèmes. Être capable de traduire les informations en idées, de parvenir à des conclusions à partir des données, d’identifier des applications dans le monde réel aux données et à participer à la compréhension d'un sujet en « faisant les liens nécessaires ».

D’après les chercheurs et chercheuses, ces importantes compétences font partie intégrante du secteur des sciences, de la technologie, de l’ingénierie et des mathématiques. Les chercheurs et chercheuses estiment qu’elles revêtent une importance encore plus grande que les compétences technologies, bien qu’elles soient nettement sous-représentées sur le marché.

Pistes de réflexion pour les syndicats

Si de nombreux syndicats se sont déjà engagés à fournir des ateliers de formation et de renforcement des compétences à leurs membres, soit directement par l’intermédiaire de conventions collectives, soit grâce aux activités de plaidoyer des pouvoirs publics, les syndicats peuvent formuler d’autres recommandations :

  1. Afin de veiller à un accès égalitaire aux opportunités de formation, cette activité doit se dérouler pendant les heures normales de travail. Cet aspect est tout particulièrement important pour les travailleurs et travailleuses qui s’occupent d’un·e proche.

  2. Les employeurs doivent considérer les formations comme un élément faisant partie intégrante des tâches des travailleurs et travailleuses, et non comme une activité supplémentaire. Il est important de veiller à ce que la charge de travail et les résultats escomptés soient bien équilibrés afin que les travailleurs et travailleuses prenant part aux formations complémentaires ne soient pas surchargé·es.

  3. Les syndicats doivent être à la tête de la campagne visant à valoriser et à mettre à l’honneur les compétences humaines, que ce soit dans le cadre des systèmes actuels de reconnaissance sur le lieu de travail ou des politiques de « transition juste » (voir la partie sur le plan pour le peuple).

  4. Les syndicats doivent se pencher sur la question de regrouper leurs offres de formations afin d’éviter les doublons. Cet aspect revêt une importance particulière dans le domaine des compétences numériques, dans la mesure où cette thématique arbore souvent un caractère multidimensionnel et complexe.

  5. Les syndicats doivent par ailleurs envisager de rendre leurs programmes de formation accessibles aux membres provenant d’autres régions du monde, ceci afin de combler les fractures numériques et d’apporter des avantages à bien des égards.

Références principales

10. Transformation numérique des syndicats

Le mouvement syndicat doit embrasser les forces, potentiels et défis des technologies numériques sur le plan stratégique, organisationnel, pratique et culturel. Les inégalités de pouvoir sur le marché du travail et dans les services publics en particulier gagnent en puissance. Les syndicats ne peuvent se contenter de s’adapter et d’exiger l’adoption d'une pensée alternative concernant les technologies numériques qui donne la priorité à la confidentialité des travailleurs et travailleuses (et des citoyens et citoyennes !).

En parallèle, les syndicats ne doivent pas se voiler la face : les technologies numériques peuvent servir à violer les droit d’organisation, de rassemblement, de liberté d’expression et de campagne. Selon les récentes informations divulguées sur Amazon et Facebook, ces deux entreprises sont en train de concevoir et de mettre en place des outils qui détecteront les éventuelles activités syndicales parmi leurs employés et employées. D’autres outils recourant à l’IA sont en voie d’adoption pour fouiller parmi les données disponibles sur les médias sociaux, dans les actualités locales et les espaces de discussion afin de prévenir les entreprises en cas de mécontentement de leurs employés et employées.

L’une de ces entreprises, prewave.ai, est même parvenue à se frayer un chemin au sein d’un syndicat et à faire une apparition lors d'une formation sur la technologie en Europe. De nombreux syndicats se servent de WhatsApp pour communiquer avec leurs membres ou entre eux, bien que cette application soit détenue par Facebook, qui a reconnu dans une déclaration vouloir partager les données entre ces deux services. Facebook, réputée pour la vente de ses données, pourrait bien devenir l’outil qui identifiera et réprimera les activités de syndicalisation avant même leur commencement. De même, nombre de syndicats ont choisi de recourir à des solutions basées sur la technologie en nuage, ce qui signifie que tous les documents et courriers électroniques qui s'y trouvent peuvent être consultés par n’importe quel·le utilisateur·rice. Il paraît donc logique que les syndicats revoient le niveau de confidentialité, de sécurité et de protection de leurs outils et stratégies. D’autres solutions sont possibles.

Cadre(s) pour la maturité numérique

Pour devenir les chefs de file d'une pensée alternative sur les technologies numériques, les syndicats doivent subir une transformation numérique eux-mêmes qui leur permettra de renforcer leur capacité et leur réactivité face à a numérisation du monde du travail. Un cadre pour la maturité numérique représente un outil utile pour orienter et encourager cette transformation. De nombreux cadres existent, principalement pour le secteur privé, bien que certaines soient destinés aux gouvernement [Data Orchard, « What have we found out about Data Maturity so far? » (Que savons-nous de la maturité numérique jusqu’à présent ?), 2016]. Au Royaume-Uni, un cadre très intéressant a été rédigé par Data Orchard et DataKind pour le secteur à but non lucratif.

Figure 8 : Cadre pour la maturité numérique pour les ONG de DataKind et Data Orchard

Ce cadre, intitulé « Cadre pour la maturité numérique », permet aux usagers et usagères d’évaluer leur maturité numérique par rapport à sept dimensions clés : finalités, données, analyse, gestion, culture, outils et compétences. Chaque dimension reçoit une note de niveau de maturité sur 5 (inexpérience, émergence, apprentissage, développement, maîtrise), avec des explications claires énonçant ce qu'il convient de changer.

En tant quel, ce cadre pour la maturité (numérique) des données permet aux utilisateurs et utilisatrices ainsi qu’aux organisations d’échanger sur la note obtenue pour les sept dimensions clés et sur les modifications à apporter pour stimuler la maturité.

En évaluant ses niveaux de maturité numérique par rapport à ces sept dimensions clés, votre syndicat peut identifier ses forces et faiblesses et obtenir des informations quant aux actions concrètes à entreprendre pour atteindre une transformation numérique globale.

Gouvernance des données

Une gouvernance prudente et responsable des données collectées représente une autre dimension indispensable à la transformation numérique des syndicats. Les syndicats détiennent, ou peuvent détenir, de grandes quantités de données, par exemple sur leurs membres : âge, genre, nom, salaire, lieu de travail, niveau d’éducation, cours suivis, adresse personnelle, adresse courriel, numéro de téléphone, etc. Si ces informations (données) sont structurées dans un tableur ou une base de données, il est possible de mener des analyses en fonction de l’écart salarial entre les hommes et les femmes, des évolutions professionnelles, des parcours professionnels, des écarts de salaire par zone géographique, entre autres. De nombreuses réglementations en matière de protection des données considèrent ces données comme des informations très sensibles, qui doivent par conséquent être gouvernées et protégées en faisant preuve de précaution. Les syndicats peuvent par ailleurs posséder bien d’autres données, notamment : conventions collectives, modifications des conventions au fil des ans, enquêtes auprès des membres, affaires juridiques, amendement aux réglementations. Ces informations peuvent bien entendu être utilisées à bon escient, tout comme elle peuvent faire l’objet d’un usage très abusif.

Afin de créer une pensée alternative sur les technologies numériques qui protège et respecte les droits à la confidentialité des travailleurs et travailleuses et des citoyens et citoyennes, les syndicats doivent se montrer prudents quant aux données qu'ils collectent, aux finalités pour lesquelles elles ont été récoltées, à la durée et à l’endroit de conservation ainsi qu’aux personnes qui ont accès aux données en interne. La bonne gouvernance des données constitue une protection face à l’utilisation malveillante des données et un moyen de veiller à ce que des mesures décentes soient mises en place dans le domaine de la cybersécurité en vue de prévenir le piratage ainsi qu’à ce que les syndicats ne collectent des données que pour les finalités prévues.

De manière générale, la gouvernance des données engendre des dépenses élevées, mais il faut la voir comme une combinaison de procédures et de politiques syndicales internes. Le syndicat britannique Prospect a co-développé un guide virtuel respectueux de la confidentialité afin d’assister les syndicats quant à la gouvernance de leurs propres données : Lighthouse.

Les syndicalistes peuvent utiliser Lighthouse comme guide ou – quiz – en ligne permettant aux participants et participantes d’évaluer leurs méthodes et pratiques parmi d’autres thématiques.

WeClock

De plus en plus d’entreprises privées et de services publics extraient des données liées à l’emploi. Les syndicats doivent identifier une solution afin que le pouvoir des travailleurs et travailleuses et des syndicats ne passent pas aux mains des employeurs et de leur interprétation unilatérale de l’emploi. La meilleure façon d'y parvenir réside dans la capacité des syndicats à collaborer avec leurs membres et à rassembler des données sur leurs conditions de travail qui pourront servir aux futures campagnes et discussions avec les employeurs.

La nouvelle application WeClock, qui est gratuite, représente une solution responsable et respectueuse de la confidentialité qui nous montre qu'il est possible d'utiliser la technologie à bon escient afin d'obtenir des informations sur les conditions de travail des membres. Son objectif est de soutenir les travailleurs et travailleuses dans leur lutte contre les bas salaires et de promouvoir le bien-être des travailleurs et travailleuses. Elle est disponible sur Android, iPhone et sur l’Apple Watch, et peut permettre aux travailleurs et travailleuses de recenser leurs principales conditions de travail. Les données sont conservées sur l’appareil des travailleurs et travailleuses uniquement. Ils ou elles peuvent ainsi décider de les partager avec leur syndicaliste, leur syndicat ou une personne de confiance.

Par exemple, les soignants et soignantes à domicile peuvent se servir de WeClock afin de calculer la distance parcourue entre chaque patient et patiente ainsi que le temps passé à chaque endroit. Leur horaire de travail est-il raisonnable ? Est-ce qu'un autre trajet serait plus avantageux pour les soignants et soignantes et leurs patients et patientes ? Si les soignants et soignantes utilisent un véhicule privé, leurs indemnités de déplacement sont-elles suffisantes ? Les fonctionnaires peuvent également utiliser une fonctionnalité disponible dans la version Android qui permet de consigner l’usage de l’application en vue de définir la fréquence à laquelle ils et elles se servent des applications professionnelles en dehors du travail.

Les syndicats peuvent demander aux membres d’enregistrer leurs informations pour une durée déterminée puis de transmettre ces données aux syndicats. Avec l’aide d’un·e analyste de données, il leur est alors possible d’entamer la visualisation et la narration des données. Il est aujourd'hui plus important que jamais que les réalités des travailleurs et travailleuses soient examinées, et que leurs difficultés soient entendues. Le kit syndical de WeClock propose aux syndicats et aux syndicalistes des façons d'utiliser l’application dans leurs activités de campagne. Vous pouvez également visionner cette vidéo qui explique le fonctionnement de WeClock et définit en quoi l’application constitue une alternative respectueuse de la confidentialité pour les travailleurs et travailleuses et les syndicats.

Pistes de réflexion pour les syndicats

  1. Elaborer des modules de formation et regrouper collectivement les expériences et bonnes pratiques.

  2. Collaborer avec les membres et identifier ensemble des analystes de données/refuges sûrs pour les données en vue d’aider les syndicats à examiner et visualiser les données.

  3. Rédiger une liste d'outils numériques sûrs afin de limiter la collecte des données des travailleurs et travailleuses. Par exemple, les syndicats devraient s’abstenir d'utiliser WhatsApp et faire la promotion de Signal. Enfin, les syndicats pourraient envisager un usage plus généralisé des réseaux privés virtuels pour protéger les communications internes.

Références et liens principaux

Cette publication a été rédigée pour l’ISP par Dre Christina Colclough, directrice de The Why Not Lab.

Futures of Work | The Why Not Lab | Christina J. Colclough

The Why Not Lab puts workers centre stage in discussions on the future of work. With eye-opening angles, methods and questions, we help progressive organisations and governments think outside the box, innovate and take concrete steps towards sustainable digital change in the labour market.

https://www.thewhynotlab.com

Cette publication est le fruit d’un partenariat entre l’ISP et la fondation Friedrich-Ebert-Stiftung.